Les joyaux de la sorcière
En outre, si je le mets sur le tapis, mon joli petit meuble, elle est capable de vouloir venir le chercher elle-même et tout de suite. Tu peux être sûr qu’elle ne me lâchera plus et que je devrai rentrer par le premier bateau. Or…
— Or cela ne t’arrange pas ?
— Pas du tout ! J’aimerais rester à New York deux ou trois semaines. Ma maison de Paris marche presque toute seule avec Bailey et il se peut que je trouve ici une occasion ou deux.
Il devenait fébrile et Aldo pensa, tristement, que lui aussi était sévèrement mordu et que cette fichue Amérique était en train de lui enlever ses plus chers amis. Aussi mit-il une grande douceur en remarquant :
— J’ai peur que cela ne te suffise pas. Deux ou trois semaines sont vite passées et il faudra bien que tu rentres un jour. À moins que tu ne décides de transporter la place Vendôme dans Washington Square ?
On y arrivait justement, ce qui permit à Gilles de ne pas répondre sinon par un nouveau soupir. Une idée traversa alors l’esprit d’Aldo tandis qu’ils sonnaient à la porte de Pauline et soudain il déclara :
— Remarque : ces contretemps sont véritablement agaçants. Je suis comme toi… ou plutôt non je ne suis pas comme toi parce que moi je n’ai qu’une hâte, c’est de rentrer à Venise. Or, j’ai l’intention de partir dès demain pour Newport. Et pas pour m’amuser. Je préfère au contraire que la Saison ne soit pas commencée…
Il avait touché au but : quand la porte s’ouvrit libérant la lumière du hall d’entrée, celle-ci lui permit de voir la figure de Vauxbrun s’épanouir brusquement comme un bégonia assoiffé sous l’arrosoir. C’était évident : ce qui ennuyait le plus le bon Gilles c’était d’aller se perdre dans les brumes du Nord tandis que son ami Aldo continuerait de se dorer au soleil de New York en compagnie de sa bien-aimée Pauline, preuve que l’amour et l’intelligence ne faisaient pas souvent bon ménage. Il y avait dans la ville même une foule d’hommes séduisants au possible et cependant le pauvre garçon, tout pareil à Adalbert, ne trouvait rien de mieux que prendre pour cible de ses soupçons un vieil ami dont il savait pourtant que, depuis son mariage, il n’était plus dangereux. C’était à pleurer !
La soirée n’en fut pas moins charmante.
La maison de Pauline acheva de convaincre Morosini de ce dont il s’était déjà aperçu. À savoir qu’aux États-Unis, le statut d’artiste n’avait aucun point commun avec celui des rapins de Montmartre ou de Montparnasse, ces sommets de l’Art parisien, et que le talent ne s’y réfugiait pas sous un toit percé ou dans une chaumière.
Elle n’avait guère de points communs non plus avec les hôtels démesurés, pompeux à la limite de l’étouffant et dorés sur tranche, alignés au long de la 5e ou de Park Avenue. Pas immense, cette demeure privilégiait le style colonial pour la simplicité des beaux meubles anciens en y mêlant avec bonheur des œuvres d’artistes contemporains comme l’un des « Toits » éblouissants de soleil d’Edward Hopper qui était d’ailleurs le voisin immédiat, un coin de jardin de Claude Monet, un Van Dongen, une ébauche de Rodin, une collection de statuettes chryséléphantines de Chiparus, une « Rue de New York » de Prendergast, une tête de femme romaine en bronze et quelques-unes de ces étranges statues venues des lointaines Cyclades et de la nuit des temps. En fait, un assortiment de ce que peut rassembler une artiste doublée d’une femme de goût fortunée. Les lignes sobres, les couleurs claires de l’intérieur laissaient leur pleine valeur aux œuvres exposées ainsi qu’à l’esthétique de Pauline elle-même vêtue pour ce soir d’une longue et simple robe de velours noir sous un grand sautoir de perles magnifiques.
Pas d’armée de domestiques non plus. Trois serviteurs seulement, un « butler » anglais qui servait aussi de chauffeur, une cuisinière française et une femme de chambre américaine assuraient une vie quotidienne harmonieuse à cette maison, plus masculine que féminine. En prenant place autour de la table dont l’acajou sombre, brillant comme du satin reflétait les flammes des chandeliers d’argent, les verres en cristal de Bohême et les orchidées blanches du surtout, les deux hommes firent à leur hôtesse un sincère compliment.
— C’est une vraie joie de venir chez vous, baronne, dit Gilles
Weitere Kostenlose Bücher