Les larmes du diable

affreux bruit sourd. Elles ont levé le nez de leur ouvrage et ont constaté que Ralph n’était plus là.
    — Plus là ?
    — Il avait disparu. Elles se sont précipitées dans le jardin. Elizabeth était debout à côté du puits, l’air en colère. Elles ont hésité à l’approcher, mais Sabine lui a tout de même demandé ce qui s’était passé. Elizabeth n’a pas voulu répondre et elle n’a pas ouvert la bouche depuis. Sabine a dit qu’elles avaient regardé dans le puits, mais, comme il est profond, elles n’ont rien pu voir.
    — Il est toujours en service ?
    — Non. Depuis plusieurs années, l’eau de source est polluée par les égouts à Walbrook. Peu après avoir acheté la maison, Edwin a eu recours aux services d’un fondeur pour fabriquer une canalisation apportant l’eau de la conduite jusque chez lui. C’était l’année où le roi a épousé Nan Bullen 3 .
    — Cela a dû coûter cher.
    — Edwin est riche. Mais on aurait dû boucher ce puits. » Il secoua de nouveau la tête. « On aurait dû le boucher, oui. »
    J’eus la vision soudaine d’une chute dans le noir, d’un cri qui se réverbérait contre les parois de brique humide. Malgré la chaleur du jour, je frissonnai.
    « D’après les filles, que s’est-il passé ensuite ?
    — Avice a couru chercher Needler, le majordome, qui a pris une corde et est descendu. Ralph était au fond, la nuque brisée ; son pauvre petit corps était encore chaud. Needler l’a remonté.
    — Il a témoigné à l’enquête ?
    — Oui, bien sûr. » Joseph fronça les sourcils. Je l’étudiai avec attention.
    « Vous ne l’aimez pas ?
    — C’est un impertinent. Il me regardait avec dédain quand je venais de ma ferme voir ma famille à Londres.
    — Donc, d’après leur témoignage, aucune des deux filles n’a vu ce qui s’était passé ?
    — Non. Elles n’ont levé les yeux qu’en entendant crier. Elizabeth allait souvent s’installer seule dans le jardin. Ses… enfin, ses relations avec le reste de la famille étaient… difficiles. Elle semblait éprouver une aversion particulière pour Ralph.
    — Je vois. » J’ai regardé Joseph bien en face. « Pouvez-vous me décrire Elizabeth ? »
    Il s’est adossé à sa chaise en posant son mouchoir chiffonné sur ses genoux. « Elle ressemblait à Ralph par certains côtés. Tous deux avaient les yeux et les cheveux bruns de notre côté de la famille. Comme lui, elle avait tendance à n’en faire qu’à sa tête. Ses pauvres parents l’avaient gâtée, car elle était fille unique. Il lui arrivait d’être insolente ou de donner ses opinions d’une façon trop péremptoire pour une jeune fille. Ses goûts la portaient plutôt vers les livres et le savoir que vers les choses proprement féminines. Pourtant, elle jouait bien de l’épinette, et aimait broder. Vous savez, monsieur, elle est jeune, très jeune. Et elle a un cœur d’or : elle ramenait toujours des chats et des chiens errants.
    « Mais, elle a changé après la mort de sa mère d’abord, de son père ensuite. Elle s’est repliée sur elle-même, messire. Ce n’était plus la fille bavarde et spontanée que j’avais connue. Je me souviens qu’après l’enterrement de Peter, quand je lui ai dit que, dans son intérêt, il vaudrait mieux qu’elle aille chez Edwin plutôtque de revenir à la campagne avec moi, elle m’a lancé un regard furieux, puis elle s’est détournée sans un mot. »
    Des larmes montèrent aux yeux de Joseph à l’évocation de ce souvenir. Il cligna des paupières pour les refouler.
    « Et les choses se sont gâtées quand elle s’est installée chez sir Edwin ?
    — Oui. Je suis allé lui rendre visite plusieurs fois. Elle me faisait faire du souci. Chaque fois, Edwin et ma mère se plaignaient de ce qu’elle devenait de plus en plus difficile, impossible même.
    — Comment cela ?
    — Elle refusait de parler aux autres membres de la famille, restait dans sa chambre, n’assistait pas aux repas. Elle ne s’occupait même pas convenablement de ses vêtements. Si quelqu’un lui faisait des remontrances, elle ne répondait pas, ou elle se mettait dans une rage folle, et criait à tout le monde de la laisser en paix.
    — Ainsi, elle ne s’entendait avec aucun de ses trois cousins ?
    — Je crois que Sabine et Avice ne savaient pas comment s’y prendre avec elle. Elles ont dit au coroner qu’elles avaient essayé de lui proposer des distractions féminines, mais qu’Elizabeth