Les lions diffamés
notre corps et notre bouche nous démangent horriblement.
— Vois, Hugues.
Un palefrenier venait de sortir un cheval des écuries. C’était un roncin noir à crinière rase, aussi large et placide qu’un bœuf.
— Je vois, messire, et devine ce qui va suivre.
Blainville se dirigea vers les juges et prit, entre eux, un écu sur lequel il avait fait reproduire les armes du seigneur de Gratot : d’azur à deux lions d’or affrontés armés de même. Il leva ce bouclier à bout de bras et ses couleurs à peine sèches étincelèrent au soleil.
— Voilà, messires, hurla-t-il à l’intention des nobles de l’assistance, quel était, à ce jour, le blason des Argouges !… Ces bêtes vont aussi subir un châtiment.
Il tendit le bouclier à Ramonnet qui, dévalant les marches de l’échafaud, s’empressa d’aller l’attacher, pointe en haut, à la queue du cheval. Ensuite, prenant celui-ci par la bride, et tout en clopinant, le sergent le mena dans la cour. Les lions d’or, au bout de leur corde, furent maculés de boue, de purin, de crottin et de bouse.
Le boiteux revint devant l’échafaud. Sur une signe de Michel de Fontenay, tirant son poignard, il coupa la maigre queue de l’animal. L’écu tinta quand, volontairement ou non, Ramonnet le heurta du pied ; ce fut, avec le cri désespéré d’Ogier, le seul bruit que l’on entendit.
Tandis que le roncin reprenait seul, au trot et comme honteux, le chemin de l’écurie, Blainville quitta l’estrade, s’approcha de l’écu, et, le soulevant de nouveau, pointe en haut, le traîna vers le fumier. Lorsqu’il eut atteint le tas de litières souillées, grouillantes de poules, d’oies et de pigeons, il considéra les guerriers muets, immobiles, dont la moitié peut-être, nobles et piétons, regardaient ailleurs que dans sa direction. Cette indifférence affectée corrompit son plaisir : le dépit qu’il en concevait se mua en fureur.
— Tournez-vous tous vers moi, exigea-t-il, la bouche en avant comme pour mordre les indolents. Le roi vous en requiert par ma volonté… Il commande qu’en témoignage de couardise on équeute les lions présents sur cet écu.
Ramonnet arriva, boitillant, un chaudron à la main. Il posa le récipient et soutint l’écu devant sa poitrine tandis qu’à coups de pinceau rageurs, Blainville barbouillait de noir les queues des fauves.
— Voilà, dit-il quand il eut achevé. Regardez tous, messires, et que la punition vous soit profitable… Allons, fais-leur voir, Ramonnet… Désormais, les armes des Argouges seront : d’azur à deux lions d’or affrontés et diffamés !… Nul ne pourra les voir sans s’ébaudir… Et maintenant, jette aussi cet écu au crottin.
Le sergent obéit. Le bouclier tomba, effrayant les volailles.
— Par ma foi, reprit Blainville, les lions couchés sur cette litière auront désormais du mal à chasser les mouches qui viendront chatouiller leur cul.
S’il espérait provoquer des rires, il se méprenait. Ses satellites – même Ramonnet – semblaient contagionnés par la tristesse de tous les guerriers effarés.
— Fumier toi-même, souffla Blanquefort tandis que Blainville revenait vers sa proie. Je voudrais pouvoir plonger jusqu’au cou ta sale goule dans ce merdier.
— Tais-toi, Hugues ! ordonna Guillaume. Nous ne pouvons rien. Ce démon a le vent à gré… Tu vois bien qu’autour de nous nul ne bouge !… Tu avais raison : ne risquons pas de nous faire mettre en geôle !… Cet enfant-là, entre nous, est notre protégé.
Alors, le héraut d’armes que Blainville s’était choisi apparut sur le seuil de la chapelle. Il était petit, chafouin, comme englouti dans une dalmatique rouge à parements d’argent et coiffé d’un chaperon gris gancé d’or.
— C’est Roland de Sourdeval ! s’étonna Ogier. Je le reconnais.
« C’est un vavasseur [103] auquel mon père n’a jamais rien fait.
— En tout cas, grommela Guillaume, ce marmouset n’était pas à l’Écluse. Je l’ai vu arriver hier matin, en bonne compagnie, sans chercher à m’informer de ce qu’il venait faire…
Lentement Roland de Sourdeval gravit les marches de l’échafaud. S’approchant de Godefroy d’Argouges, maintenu debout par les sergents, il le dévisagea et fit, comme horrifié, quatre pas en arrière. Se détournant, il parcourut du regard les rangs muets, figés, des guerriers. Alors, d’une voix bêlante et le doigt tendu en direction du
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