Les lions diffamés

condamné, il demanda :
    — Qui est là ?
    — Le chevalier Godefroy d’Argouges, répondit Blainville, face aux nobles et la main sur la prise de son épée.
    — Non cela n’est pas ! proclama Roland de Sourdeval. Il n’y a aucun chevalier devant moi… Je ne vois qu’un couard qui a menti à sa foi.
    Ogier regardait son père : il s’était brusquement affaissé sans que les sergents eussent tenté de le retenir. C’était une masse blanche, inerte. Était-il mort, supplicié par tant d’iniquité ?
    — Qui est là ? redemanda Sourdeval en s’approchant du malheureux dont de l’index il toucha le front.
    — Le chevalier Godefroy d’Argouges, répéta Blainville, immobile, bras croisés.
    — Non, cela n’est pas ! insista le héraut d’armes en agitant sa main comme s’il se l’était brûlée lors de l’attouchement du condamné. Il n’y a pas céans de chevalier.
    Il effleura du bout de son houseau la forme blanche, immobile :
    — Je ne vois qu’un suppôt d’Édouard d’Angleterre.
    Ogier se boucha les oreilles.
    — Ah ! fit-il, que de mensonges ! Ce sont eux, ces forcenés, qui pataugent dans la forfaiture.
    Il pleurait, reniflait, tapait le sol du talon. Il sentit la main de Guillaume se poser sur son épaule.
    — Tu as voulu voir, enfant. Eh bien, tu vois.
    Ogier laissa ses bras retomber. À cet instant, ses yeux rencontrèrent ceux de Blainville. « Ça y est ! Il me voit… Il exulte ! » Il voulut hurler : « Traître toi-même. » Il n’en eut ni le courage ni l’énergie. Il entendit :
    — Qui est là ?
    — Le chevalier Godefroy d’Argouges.
    — Non, cela n’est pas ! Il n’y a parmi nous aucun chevalier de ce nom !… Je ne vois qu’un falourdeur [104] vautré dans son ignominie. Qu’on l’emporte !
    Empoignant Godefroy d’Argouges par les aisselles et les chevilles, les sergents le descendirent de l’estrade. Ils le lâchèrent à quelques pas de l’escalier.
    Alors deux moines sortirent de la chapelle. Ils étaient aussi gros que les juges étaient maigres. Ils s’approchèrent de l’homme étendu sur le sol et récitèrent en tournant lentement autour de lui :
    Quantus tremor est futurus,
    Quanto Judex est venturus,
    Cuncta stricte discussurus [105] .
    — C’est quoi ? demanda Blanquefort.
    — L’as-tu donc oublié ? Les vigiles des morts.
    Les voix étaient quelconques, monotones ; elles devinrent sèches, impérieuses, lorsque les religieux se penchèrent pour prononcer sur la tête du malheureux le psaume Deus laudem meam, chargé des pires imprécations contre les traîtres.
    Les juges, Sourdeval et Blainville, quittèrent l’estrade. Et tandis que les hommes noirs s’éloignaient vers le donjon, le héraut d’armes remit à son compère une bassine remplie d’eau qu’un sergent lui avait tendue. Blainville en jeta le contenu au visage de son ennemi pour effacer ainsi le caractère sacré conféré par l’accolade, lors de son adoubement.
    — Tous les martyrs de l’Écluse crient vengeance !… Ô vous qui en êtes revenus, tendez l’oreille à leurs plaintes et hurlements ! « Fais justice, Blainville ! » Oyez leurs supplications ! Oyez les craquements des vaisseaux qui s’embrasent !… Oyez tous ces fantômes et leurs lamentations !… Et tu voudrais peut-être, Argouges, que je fasse acte de miséricorde ? C’est un tonneau de fiel que je devrais verser sur ta figure !
    Cette prosopopée amusa Blanquefort :
    — Tel qu’il est à présent, il apitoierait une merde.
    — Il m’a tout l’air d’un couillard impuissant qui se satisfait par le mal.
    Ogier serra les dents. La main légère de son oncle ébouriffa ses cheveux.
    — Ne te décourage pas. Ton père est trop affaibli pour se regimber… Souviens-toi : ces deux juges, là-bas, sont aussi coupables que Blainville. Sans eux, il ne pouvait accomplir ses desseins.
    Adossés au donjon, surveillant la cérémonie, Amaury de Lôme et Michel de Fontenay conversaient, leurs mains enfoncées dans leurs larges manches en barbes d’écrevisse.
    — Qu’ils soient maudits ! grogna Blanquefort. Avant même que ton père, enfant, ait comparu devant eux, ils avaient arrêté leur sentence. Ils veillent d’un cœur léger à son application.
    — On ne peut avilir un homme à ce point. Je viens de remarquer – avec plaisir – que les sires de la Broye n’assistent pas à la fête. Blainville doit en avoir du dépit… Mais les