Les Mains du miracle
bien dormir, il ne
put trouver un instant de sommeil.
Élisabeth Lube passa la nuit entière
à son chevet.
Kersten, prostré, la respiration
irrégulière et sifflante, écoutait dans sa tête le battant de l’horloge
grincer :
Déportation, Hollande,
Hollande, Déportation…
Il se sentait près de l’étouffement,
du délire.
Enfin, quand le jour parut, il eut
l’impression qu’un ressort se brisait en lui et il fut incapable de continuer à
soutenir, seul, le poids qui l’écrasait. Il montra à Élisabeth Lube le lambeau
de papier sur lequel il avait griffonné les lignes essentielles du dossier que
Brandt lui avait laissé lire. Tantôt allant de long en large, les deux mains
sur son front moite, tantôt s’arrêtant auprès d’Élisabeth Lube pour la regarder
avec des yeux vides, il exhala tout haut, et pendant des heures, l’obsession
qui le hantait : ce cortège sans fin, chassé à travers toute l’Europe et
où il reconnaissait, trébuchants, exténués, poussés à coups de cravache, ses
compagnons, ses amis les plus précieux.
Il acheva presque en larmes :
— Comment empêcher, comment
arrêter cela ?
— Essaye d’en parler à Himmler,
dit Élisabeth Lube.
— Mais c’est impossible,
s’écria Kersten ; c’est justement là ce qu’il y a de plus atroce : je
ne dois pas savoir, tu comprends : je ne peux pas savoir. Dieu
garde qu’il soupçonne que je puisse être au courant. Il n’y a rien à faire…
rien… rien.
Il voulut recommencer son
va-et-vient à travers la chambre. Élisabeth Lube l’en empêcha.
— Écoute-moi, dit-elle, tu vas
t’asseoir tranquillement dans ce fauteuil et tu vas retrouver ton sang-froid.
Il le faut pour ceux-là mêmes que tu veux tellement aider.
À bout de forces, Kersten obéit
comme un enfant. Élisabeth Lube alla lui faire du café très fort. Puis elle lui
prépara un déjeuner aussi succulent qu’abondant et le força à le manger.
Alors elle lui dit :
— Midi approche. Il est temps
de t’habiller pour aller à la Chancellerie.
À la pensée de soigner l’homme qui
devait organiser et diriger la déportation, Kersten eut un mouvement de révolte
furieuse.
— Je n’irai pas, cria-t-il.
Quoi qu’il puisse arriver, je ne veux plus, je ne peux plus m’occuper de ces
gens.
Mais la vieille amie de Kersten
était sage et tenace. Elle savait quelle part de la raison et de la sensibilité
il fallait émouvoir chez le docteur. Elle trouva les mots nécessaires pour le
convaincre. La seule chance, fût-elle infime, qu’avait Kersten de secourir un
peuple qui lui tenait tant à cœur, était de rester auprès de Himmler.
Quand le docteur se fit conduire à
la Prinz Albert Strasse, il était résolu à tenter l’impossible. Mais
comment ?
5
Et voici Kersten, une fois de plus,
dans le bureau de Himmler où il pourrait se déplacer en aveugle, tellement il
en connaît les meubles et les objets. Et, une fois de plus, voici le
Reichsführer étendu sur son divan, à demi nu, qui abandonne en toute confiance,
en toute certitude, son misérable torse aux mains puissantes et savantes dont
il connaît le pouvoir. Et voici qu’elles opèrent le miracle familier. Et, de
béatitude, le Reichsführer ferme les yeux, et sa respiration devient facile,
paisible, comme sous l’effet d’une drogue bienfaisante.
Et Kersten, lui, voit les troupeaux
d’esclaves, de damnés, amis connus et inconnus, qui vont entreprendre leur
voyage au bout de l’horreur.
Alors, tout à coup, sans qu’il l’ait
médité ou même voulu, un mouvement intérieur le pousse, une inspiration lui
commande, qui n’admet ni doute ni délai. Il appuie doucement sur le centre
nerveux qu’il sait, chez Himmler, le plus vulnérable, le plus prompt à réagir,
et il demande, très simplement, de sa voix habituelle :
— À quelle date, exactement,
allez-vous déporter les Hollandais ?
Ses mains sont maintenant au repos.
Dans les nerfs de non malade, le reflux succède au flux, et, par le jeu d’un
automatisme qui a pris la force d’un réflexe, Himmler parle, lui aussi, le plus
naturellement du monde :
— Nous commençons le
20 avril, dit-il. Pour l’anniversaire de Hitler. Ce peuple hollandais est
toujours en révolte. Quand on appartient au camp des traîtres, le châtiment est
inévitable.
Fut-ce l’intensité du silence qui
s’établit à ce moment dans la pièce, ou bien l’engourdissement se dissipa-t-il
de lui-même, qui avait
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