Les Mains du miracle
fait répondre Himmler comme sous l’influence de l’hypnose,
mais il se releva brusquement, approcha son visage de celui de Kersten et
demanda à voix très basse :
— D’où et comment savez-vous
cela ?
Les yeux gris sombre, entre deux
pommettes mongoloïdes et sous les verres à monture d’acier, épiaient Kersten
avec une acuité de soupçon, une cruauté glacée que le docteur n’y avait jamais
vues à son égard.
— Hier, en attendant de venir
vous soigner, dit Kersten, j’ai pris, au mess, un café et quelques gâteaux.
Heydrich et Rauter se sont assis non loin de moi. Ils ont débattu de la
déportation assez haut pour que je les entende. Cela m’a intéressé,
naturellement, et je me suis promis de vous en parler.
— Quels idiots ! glapit
Himmler (mais son visage montrait, en même temps, combien il était heureux de
voir son docteur innocent). Ils bavardent en public d’une affaire absolument
secrète et dont ils ne connaissent même pas la moitié ! Je ne leur ai
donné ni tous les détails, ni tous les documents. Et ces messieurs
osent !… en plein mess ? C’est très important pour moi de savoir
qu’ils sont aussi bavards. Merci de m’avoir mis au courant.
Himmler se laissa retomber à plat
sur le divan. Les mains de Kersten reprirent leur travail. Elles lui semblaient
animées d’une vie toute neuve.
Il avait passé l’instant du péril
mortel : Himmler acceptait qu’il eût connaissance d’un secret d’État
majeur, et même qu’il en parlât. C’était un progrès énorme. Il donnait à
Kersten, pour défendre le peuple de Hollande, une possibilité, fût-elle la plus
ténue, un espoir, fût-il chimérique.
Son dessein, il ne le savait que
trop, était d’une ambition presque folle. Il n’y avait pas de commune mesure
entre le fait d’avoir réussi à obtenir, comme à la sauvette, quelques grâces
isolées et celui d’arrêter un décret souverain du maître du III e Reich
et qui, déjà, mettait en branle tous les rouages, et tous inexorables, d’un
immense mécanisme policier. Mais, précisément, chaque démarche, chaque succès
dans la conquête de ces grâces avait permis à Kersten de toujours mieux
connaître la psychologie de Himmler et lui avait donné toujours plus d’emprise,
de pouvoir sur l’homme qui avait la charge entière de l’exode monstrueux,
l’homme nu soumis de nouveau, en ce moment, à ses mains.
Son torse massif porté en avant, ses
lourdes paupières closes sous le haut front crevassé, son puissant estomac
louchant le divan, penché sur Himmler avec l’attitude et les mouvements du
boulanger quand il pétrit la pâte, Kersten dit avec beaucoup de force et de
sérieux :
— Cette déportation est la plus
grande bêtise que vous puissiez faire.
— Qu’est-ce que vous
racontez ! cria Himmler. C’est une opération absolument indispensable et
le plan du Führer est génial.
— Du calme, Reichsführer, je
vous en prie, du calme, dit Kersten. Ou alors j’abandonne le traitement. Vous
savez combien la colère est mauvaise pour vos nerfs.
— Mais tout de même, quand on
ne connaît rien à la politique, comme vous ! s’écria Himmler.
— Justement, je ne m’intéresse
pas à la politique et vous ne l’ignorez pas, l’interrompit Kersten sur le ton
du docteur irrité par la désobéissance de son malade. Je suis préoccupé par
votre santé.
— Oh ! voilà ce qui vous
fait parler ainsi, dit Himmler.
Son visage portait une expression de
reconnaissance presque puérile et il y avait du remords dans sa voix.
— J’aurais dû le deviner,
reprit-il. Vous ne savez pas, mon cher monsieur Kersten, combien votre
attention me touche ! Mais je ne dois pas penser à ma santé. Mon travail
passe avant tout, jusqu’à la victoire.
Kersten secoua la tête avec
l’entêtement d’un homme sûr de lui-même.
— Votre raisonnement est faux,
dit-il. Je défends votre travail en même temps que votre santé. L’un ne va pas
sans l’autre. Vous devez être capable de tenir jusqu’à la victoire, si vous
désirez mener à bien les tâches qui vous sont confiées.
Himmler voulut parler. Kersten l’en
empêcha par une pression un peu plus violente sur un faisceau nerveux.
— Laissez-moi achever, dit le
docteur.
C’était un des moments où le
traitement demandait une pause.
Kersten rassembla tout son pouvoir
de persuasion et continua :
— Vous souvient-il qu’il y a
quelques jours vous m’avez
Weitere Kostenlose Bücher