Les Mains du miracle
Lui, contre Himmler ! »
Cependant, peu à peu, je ne sais
pourquoi ni comment, je sentis que de cette masse tranquille, de cette épaisse
bonhomie émanait une influence secrète et profonde qui calmait, rassurait. Je
m’aperçus que le regard, malgré sa douceur, avait une pénétration, une fermeté
singulières. Que la bouche, pour gourmande qu’elle fût, avait de la finesse et
de l’énergie.
Oui, cet homme avait une étrange
densité intérieure. Un pouvoir.
Mais de là, tout de même, à pétrir
Himmler comme une glaise molle !
Je regardai les mains de Kersten.
Leur influence, m’avait-on dit, expliquait le miracle. Le docteur les tenait
souvent entrelacées sur la courbe de son ventre. Elles étaient larges, courtes,
charnues, pesantes. Bien qu’immobiles, elles possédaient une vie propre, un
sens, une certitude.
Mon incrédulité demeurait, mais
moins aiguë, moins entière. Jean Louviche, alors, me conduisit dans une autre
pièce de son appartement où tables et chaises étaient encombrées de dossiers,
de coupures de journaux, de rapports, de photostats.
— Voici les documents, dit-il.
En allemand, en suédois, en hollandais, en anglais.
Je reculai devant cet amas de
papiers.
— Rassurez-vous, j’ai mis à
part les plus courts et les plus décisifs, dit Louviche, en indiquant une
liasse.
Et là, il y avait un message du
prince Bernhardt des Pays-Bas, où chaque mot était un éloge éclatant, presque
démesuré, et qui disait les mérites pour lesquels la grand-croix de l’ordre
d’Orange-Nassau, la plus haute décoration néerlandaise, avait été décernée au
docteur Kersten.
Il y avait les photographies de
lettres adressées à Kersten par Himmler pour lui accorder les vies humaines que
le docteur avait demandées.
Il y avait la préface aux Mémoires, en langue anglaise, de Kersten, écrite par
H. R. Trevor-Roper, professeur d’histoire contemporaine à
l’université d’Oxford et l’un des plus grands experts des services secrets
britanniques sur les affaires allemandes pendant la guerre, et qui
écrivait :
Il n’est point d’homme dont
l’aventure semble à première vue aussi peu croyable. Mais il n’est point
d’homme, par contre, dont l’aventure ait subi une vérification aussi
minutieuse. Elle a été scrutée par des érudits, des juristes et même par des
adversaires politiques. Elle a triomphé de toutes les épreuves.
Quand je revins au salon, la tête me
tournait un peu. Ainsi, le fait était vrai, prouvé, indéniable : ce gros
homme, ce médecin débonnaire dont l’aspect tenait d’un bourgmestre des Flandres
et d’un bouddha d’Occident, avait dominé Himmler au point de sauver des
centaines de milliers de vies humaines ! Mais pourquoi ? Mais
comment ? Par quel incroyable prodige ? Une curiosité sans bornes
avait remplacé mon peu de foi.
Elle a été satisfaite peu à peu,
détail par détail, souvenir après souvenir. J’ai passé des journées avec
Kersten, à l’interroger, à l’écouter.
Malgré les preuves indiscutables que
j’avais eues sous les yeux, il arrivait que je refusais d’accepter certains
épisodes du récit. Cela ne pouvait pas être vrai. Cela n’était simplement pas
possible. Mon doute ne choquait pas, ne surprenait pas Kersten. Il devait avoir
l’habitude… Il sortait simplement, avec un demi-sourire, une lettre, un
document, un témoignage, une photocopie. Et il fallait bien admettre cela,
comme le reste.
CHAPITRE PREMIER
L’élève du docteur Kô
1
La grande inondation qui ravagea la
Hollande, aux environs de l’an 1400, emporta les ateliers et les fabriques où
les Kersten, bourgeois opulents, faisaient filer la bonne toile des Flandres,
depuis le Moyen Age.
Après cette catastrophe, ils se
fixèrent à Goettingen, en Allemagne de l’Ouest, y reprirent leur métier et
rétablirent leur fortune. En 1544, lorsque Charles Quint visita la cité,
Andréas Kersten faisait partie du Conseil municipal et, pour récompenser son
mérite, l’Empereur, sans toutefois l’anoblir, lui donna des armes : deux
poutres surmontées d’un casque de chevalier et semées des lys de France.
La famille continua de prospérer à
Goettingen, encore cent cinquante ans. Alors vint le feu : un incendie la
ruina sans appel.
Le XVI e siècle
s’achevait. Il fallait des colons aux marches de Brandebourg. Le margrave Johan
Sigismund, qui en était le souverain, accorda une centaine d’hectares
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