Les Mains du miracle
gouverneur et les fonctionnaires et les
magistrats et les policiers ressemblaient, par leur hospitalité, leur bonhomie
et leur vénalité, aux personnages que l’on voit chez Gogol, dans Le Revizor ou Les Ames mortes. Et les marchands avec leurs nuques massives, leur
barbe de fleuve, leurs bottes crissantes, leur parier spécial, on eût dit
qu’ils sortaient encore des pièces d’Ostrowski. Et les moujiks tombaient à
genoux quand ils passaient devant la cathédrale. Et pour les Marches de Grâce,
toute la Sainte Russie resplendissait sur les vêtements et les icônes du clergé
orthodoxe qui précédait les grands défilés religieux.
Le samovar chantonnait de l’aube à
la nuit profonde.
Les familles étaient vastes, les
fêtes nombreuses ; la maison et la table toujours ouvertes.
Dans ce monde archaïque de
nonchalance, de facilité, de paresse et de largesse, la vie d’un enfant, à
condition assurément qu’il appartînt à la classe aisée, et n’eût pas conscience
de l’épouvantable misère du peuple, était d’une douceur enchantée.
Dans celle du petit Félix Kersten,
les événements marquants étaient les fêtes de charité où chantait sa mère que,
pour sa voix de soprano délicieuse et son don musical, on avait
surnommée : « Le rossignol de Liflande » et où, lui, il se
gavait en cachette de sucreries. Il y avait encore les vacances qu’il passait
au bord de la mer, à Terioki, en Finlande. Il y avait les cadeaux
d’anniversaire, de Noël, de Pâques…
Toutefois, son bonheur était gâché
par ses insuccès à l’école. Les dons ne lui manquaient pas, mais l’attention,
l’application. Les maîtres disaient de lui qu’il ne ferait jamais rien de
sérieux. Il était négligent, rêveur et d’une gourmandise extrême.
Son père, travailleur infatigable,
ne pouvait pas admettre ces échecs. Il les mit au compte du climat familial
trop tendre. Lorsque l’enfant eut sept ans, il fut envoyé dans un pensionnat, à
cent kilomètres de Yourieff. Il y resta cinq ans sans beaucoup plus de succès.
Puis il alla étudier à Riga, la grande ville des Pays Baltes, réputée pour la
rigueur et l’excellence de ses cours et de ses maîtres. Félix Kersten y termina
très péniblement ses études secondaires.
Au début de l’année 1914, son père
l’expédia en Allemagne pour entrer dans la fameuse école d’Agronomie de
Guenefeld, au Schleswig-Holstein.
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Ce fut là, six mois plus tard, que la
première guerre mondiale surprit Félix Kersten. Il se trouva coupé brusquement
de la Russie et des siens. En fait, il n’eut pas à le regretter longtemps. Le
gouvernement du Tzar n’avait aucune confiance dans la population de souche
allemande, si nombreuse en Pays Balte, aux confins de l’Empire, et si fidèle à
ses origines. On déporta des milliers de familles en Sibérie et au Turkestan.
Les parents de Kersten furent compris dans cet exode. Il les mena jusqu’à
l’autre bout de la Russie. Un village perdu dans la région désolée de la Mer
Caspienne leur fut assigné comme résidence pour toute la durée de la guerre.
Félix Kersten, séparé des siens, à
l’âge de seize ans, par des armées en bataille et des espaces immenses, ne
pouvait plus attendre secours ni appui de personne. Ce fut pour lui l’heure de
la vérité.
Jusque-là, ce grand garçon gourmand,
assez gras, indolent et rêveur, avait mal compris l’acharnement au travail que
montrait son père. L’instinct de conservation lui fit adopter d’un seul coup
cette vertu. Elle entra dès lors dans la règle de toute sa vie.
En deux ans, il obtint à Guenefeld
son diplôme d’ingénieur agronome. Après quoi, il alla faire un stage pratique
dans une propriété de l’Anhalt. Les autorités ne faisaient aucune difficulté
pour le séjour et les déplacements d’un étudiant né de père allemand.
L’administration voyait en Félix Kersten un sujet de l’empereur
Guillaume II. Mais ces droits avaient des devoirs pour rançon. En 1917,
Félix Kersten dut entrer dans l’armée.
C’était alors un jeune homme de
haute taille, bien en chair, aux mouvements mesurés, paisibles, et d’une grande
maturité d’esprit. Il admirait assurément la puissance de travail, la méthode,
la culture et la musique allemandes, mais il avait en horreur le goût pour
l’uniforme, le militarisme à la prussienne, les officiers et sous-officiers
fanatiques de discipline et de chauvinisme. De plus, il gardait pour
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