Les mannequins nus
infimes au Revier ; nous touchons à peine un demi-litre d’eau chaude sur laquelle flottent quelques morceaux de rutabaga. Le soir : ration de pain. Les femmes meurent un peu plus chaque jour et j’assiste au décès de beaucoup de mes amies. Il paraît que ce matin il fait – 28°. Je songe à Line, à mes compagnes de kommando qui sont à l’appel… Je ne désire plus que mes pieds guérissent, bien au contraire, à chaque pansement je frémis en constatant l’amélioration progressive. Aucune amputation des orteils, l’enflure a disparu, la couleur noirâtre aussi. Les plaies seules demeurent encore, Dieu merci ! et suppurent…
Ma voisine a été désignée pour la sortie, elle est terrifiée et supplie l’infirmière, mais tout est inutile. Je la vois partir avec regret mais aussi avec un petit frisson égoïste de bien-être… Elle est remplacée par une petite alsacienne très rusée, intime avec une infirmière qui lui apporte tous les jours une soupe de pommes de terre ; elle me donne souvent sa ration de soupe de rutabagas, quelle aubaine ! Cette douce petite existence continue ; je suis si faible qu’il faut un effort considérable pour descendre et remonter de mon perchoir, mais je ne souffre presque plus et nous sommes si bien à l’abri. La température ambiante est environ de – 5°, c’est une température élevée pour une salle de malades et nous apprécions notre bonheur, notre privilège.
La journée, nous dormons, nous bavardons, nous attendons la soupe. Les nuits sont longues de 5 heures du soir à 4 heures du matin. Je rêve éveillée, je dors peu.
En ce moment, nous arrivons à connaître les dates. Un médecin français nous renseigne. C’est un des avantages du Revier de ne plus vivre comme des bêtes de somme. Les nouvelles vraies ou fausses nous parviennent et cela transforme tout.
Nous savons donc que demain, c’est le 1 er janvier 1945. Incroyable ! C’est incroyable de songer que dans cette île du désespoir le 1 er janvier existe. Nous avons déjà passé Noël. J’ai vu des femmes se taire, la tête dans leurs mains en cette soirée du 24 décembre. Nous avons beau ne pas vouloir y songer, malgré nous les images de là-bas se pressent devant nos yeux… des lumières, de la chaleur… des victuailles surtout… une table servie, une nappe blanche… Je ne veux pas voir plus avant, je ne veux pas voir ceux qui sont autour de la table… Et chacune de nous songe… Il y a un an… Il y a un an… et moi, comme mes compagnes, je me disais… « Il y a un an, le plus beau Noël de ma vie… aujourd’hui le dernier de ma vie… »
Demain, la nouvelle année, que d’efforts déjà pour l’avoir vue naître. Mentalement je calcule… peut-être verrai-je encore février, sûrement pas plus.
Ce matin, nouvel an, faut-il se dire « Bonne Année » ?
Je trouve cela tragiquement ridicule, si grotesque qu’aux premiers souhaits je ne peux m’empêcher de rire. Pourtant, nous nous embrassons toutes, nous oublions pendant dix minutes nos griefs, et quels griefs !
« Sa ration de pain hier était plus grosse que la mienne, et elle a eu l’aplomb de se plaindre quand même… »
Ou bien :
« Elle a une grosse couverture et elle a trouvé le moyen d’en chiper une autre. »
« Elle est guérie mais grâce au docteur X on la garde au Revier. »
Mais ce matin-là, plus rien ne compte, nous nous aimons fraternellement, nous sommes tellement semblables… Un seul vœu : VIVRE.
Le bruit court que nous aurons de la choucroute et de la bière. Cette fois, nous rions franchement à cette idée, ce doit être une humoriste qui a lancé ce bobard… « Garnie la choucroute ? » – « Bien entendu ! Pourquoi pas ? » En attendant ce festin, je ramasse sournoisement sur la paillasse tachée une vieille mie de pain oubliée par ma compagne de lit, car c’est à sa place ; elle ne l’a pas vue. Tout va bien ! Voici l’heure de la choucroute. Toutes annoncent la bonne nouvelle :
— Rien aux cuisines aujourd’hui, pas de soupe.
Et voilà, les Boches eux aussi nous ont dit : « Bonne Année… »
Pansement. Je n’aime pas ce jour-là. Si je pouvais, je m’y soustrairais redoutant la guérison, espérant que des soins moins rapprochés feraient durer mes plaies. Je suis effondrée. La doctoresse polonaise a dit que j’étais presque guérie, que la semaine prochaine je pourrais sortir. Mes plaies sont encore ouvertes et
Weitere Kostenlose Bücher