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Les mannequins nus

Les mannequins nus

Titel: Les mannequins nus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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fallu restituer la chemise en lambeaux qui nous avait été distribuée. J’ai peur bien entendu…
    Au bout d’une interminable attente, une charrette arrive, tirée par des hommes, des bagnards en pyjamas rayés, aussi faméliques que nous. Nous sommes entassées sur la charrette les unes sur les autres. L’air glacé me surprend et le camp sous la neige est lugubre. Pendant ces quatre jours, la neige est venue épaisse, recouvrant les blocks. Les corbeaux, seuls oiseaux de cette terre maudite, survolent la neige. Ils devinent bien que c’est la contrée de la mort. Pourtant, moi, je préfère de beaucoup cette vision à la boue et à la pluie et je regarde presque avec plaisir, cette clarté nouvelle. J’ai l’impression que je suis mieux. Chose ahurissante, j’ai moins froid malgré ma nudité, et je respire à pleins poumons. Les bagnards tirent et poussent notre charrette en nous regardant avec pitié. L’un d’eux ramène sur mes épaules le débris de couverture qui a glissé. Je lui donne un vieux bout de pain que je ne peux avaler, il s’en saisit avec joie. C’est un jeune Italien, il parle dans un mauvais français ; il ne sait pas lui non plus où il nous emmène.
    Il m’explique que les nouvelles sont excellentes, que les Alliés ont délivré la France, que la guerre est presque finie. Aujourd’hui, j’ai envie de le croire, ma résistance physique me stupéfie tellement qu’elle autorise tous les espoirs.
    Pourvu que ces hommes ne nous conduisent pas à la chambre à gaz !… Le jeune Italien m’explique qu’il est originaire d’une île de l’Adriatique, fleurie et parfumée, au ciel toujours bleu et qu’il n’avait jamais vu de neige. La charrette s’enfonce, ils avancent avec peine, mes compagnes gémissent. La femme qui est sur moi se raidit ; elle ne souffre plus. Enfin le terme du voyage ; environ la moitié d’entre nous sont mortes.
    Oh joie ! c’est un autre Revier, spécialisé en chirurgie. Le S.S. a jugé sans doute que mes pieds avaient besoin du bistouri. Quel bonheur d’être peut-être soignée et qui sait s’il n’y aura pas d’autres Françaises…
    Avant tout, c’est le supplice de la douche, à cent mètres de là. Après, malgré ma bonne volonté, je m’effondre puis, toujours nues, nous sommes ramenées au Revier.
    Enfin le pansement… Une à une… Nous défilons… Je me demande quelle plume hallucinante il faudrait avoir pour peindre avec ressemblance l’heure du pansement dans un Revier à Birkenau ; ces squelettes affligés de maux monstrueux, ces hanches rongées d’escarres, ces seins béants et ces pieds surtout… Tout cela n’avait absolument rien d’humain. La doctoresse tchèque est brutale ; elle examine mes pieds avec une grimace qui n’a rien de rassurant, les nettoie, les enduit d’un pommade noire, les recouvre de pansements en papier. L’infirmière est Française. C’est un miracle ; son origine polonaise lui a permis de tenir au camp et d’occuper cette place privilégiée. Elle me désigne un lit du bas à partager avec une horrible mégère qui me lance des coups de pied. Soudain j’aperçois, sur un lit du troisième, une Française que je connais bien et qui me sourit ; elle a une bonne couverture, est seule dans son lit. Je supplie l’infirmière de me laisser m’installer avec elle. Un refus d’abord. Le lendemain, en me traitant de folle, elle me permet de monter ; en effet, avec mes blessures, accéder au lit du haut semble presque impossible. Mais rien n’est impossible pour avoir le bonheur sans égal de retrouver une compatriote, de parler français, de sourire. Me voici là-haut. Je suis bien accueillie, la couverture est chaude, mes pieds soignés me font un peu moins mal… enfin une trêve…
    J’ai dormi vingt-quatre heures d’un merveilleux sommeil réparateur. Je me sens mieux, d’une faiblesse intense mais ma diarrhée diminue, il y a plusieurs Françaises à notre étage et nous formons un petit groupe sympathique. Pour l’instant, nous ne nous haïssons pas encore, profitons-en. Comme toujours, nous échangeons nos impressions et évaluons les chances infimes que nous avons de sortir de l’enfer. La sélection reste notre hantise, mais maintenant j’ai compris enfin que tout vaut mieux que de retourner au kommando.
    Nous avons faim. Reposées, mieux portantes, nous sommes obsédées par le besoin de tout ce qui nous manque depuis tant de mois. Les rations sont encore plus

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