Les mannequins nus
infectées, mais il faut de la place pour les femmes plus malades que moi. Cette fois, c’est bien la fin, encore un pansement dans trois jours et la semaine prochaine… dehors irrévocablement.
J’ai une telle figure que l’infirmière française m’interpelle :
« — Qu’y a-t-il ? Elles te font sortir ? Dans ton état ! Les sa… ! Mais que veux-tu ? Tu feras comme les autres. » « — C’est-à-dire que je crèverai et vite. »
« — C’est probable, mais un peu plus tôt, un peu plus tard, nous crèverons toutes… »
Pourtant, si elle voulait ! C’est elle qui appelle les malades et les conduit au pansement, si elle m’oubliait dans trois jours, personne ne le remarquerait et la sortie serait reculée d’une semaine. Je n’ose rien lui demander. Pourquoi ferait-elle cela pour moi plutôt que pour les autres ? Il ne me reste plus qu’à savourer les trois derniers jours. J’en profite, mal, angoissée, hantée par cette échéance fatale. Les idées les plus folles ou les plus sages me traversent l’esprit… Que faire pour rester à tout prix ? Je regarde le vide, du haut de mon lit (deux mètres). Si j’avais un peu de courage, je me laisserais tomber tout simplement et le problème serait résolu ; au moins une jambe cassée. Lâchement j’hésite et le jour du pansement arrive.
Une à une notre infirmière appelle les malades de notre stube. Qu’attend-elle pour m’appeler ? Tout à l’heure, sans doute. Je me pelotonne sous ma couverture, sans espoir. Les femmes reviennent du pansement et s’étonnent.
« — Et toi ? »
Je les sens envieuses. Je mens :
« — J’en viens, le docteur m’a renvoyée, il n’avait plus le temps. »
« — Tu en as de la chance ! »
Je n’ose encore croire que c’est vrai. Quelques jours de gagnés ! Est-ce oubli ou générosité ? J’essaye de rencontrer les yeux de l’infirmière. Elle détourne son regard mais je suis certaine qu’elle l’a fait exprès. Un peu plus tard, elle passe devant moi et je dis tout bas : « — Merci ! »
Brutalement elle me répond :
« — Ça va, tais-toi. »
Le surlendemain, à 3 heures du matin, en frissonnant, j’entends appeler les numéros sortants. Je ne les regarde même pas. Je tire un peu plus haut ma couverture. Qu’il fait bon !
Les événements se précipitent, les bombardements redoublent, et ce canon, ce canon qui approche. Il paraît que dans le camp, l’évacuation massive se prépare. Que va-t-on faire des malades ?…
Les kommandos sont partis en transport. Je songe à Line. Quel sera son destin ? Sans le geste de pitié de l’infirmière, je serais partie avec les autres. Je ne regrette rien. Mais que sera le sursaut de nos bourreaux vaincus, que pouvons-nous espérer de ce chaos ? Même si les Russes approchent, nous serons écrasées comme des insectes.
*
* *
Je ne dors pas… Quelque chose en moi se refuse à croire et pourtant les nouvelles les plus sûres sont parvenues jusqu’à nous. Ils sont partis ! Partis, ainsi, sans extermination, sans une dernière cruauté. Impossible ! Impossible !
J’envie le calme de la petite Française qui dort contre moi. Si c’était vrai pourtant ! Si demain et les jours qui suivront, nous étions à tout jamais délivrés des bêtes féroces ! S’il ne nous reste plus qu’à attendre les vainqueurs, dont l’avance a déjà fait déguerpir les bourreaux ! Leur « percée », cette fois, ne fait pas de doute. Le bruit du canon est si effrayant cette nuit que tout tremble dans le block et que, tout à l’heure, la vitre d’une lucarne est tombée sur un cadavre ; nous n’avons même pas tressailli. Ce bruit assourdissant berce voluptueusement nos rêves. Merveilleux fracas du canon russe, dont nous ne nous lasserons pas, qui ne pourra jamais nous effrayer, que nous appelons de tous nos êtres exténués. Oui, si c’était vrai, si vraiment il ne nous restait plus qu’à les attendre, en rassemblant nos dernières forces… Qu’ils ne tardent pas ! Parce qu’alors ce serait trop tard pour nous.
Mes mains serrent fiévreusement la culotte déchirée, les chaussures montantes trop petites pour mes pieds informes que m’a apportées une gentille Française. Je me vois déjà revêtant tout cela pour me hâter au-devant des Libérateurs. Ah ! Pour cela je sens que je marcherai encore, une fois une seule fois, même pour m’écrouler ensuite.
Mais alors, pourquoi
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