Les mannequins nus
trop maigres et ces marques de poux sont trop visibles, nous n’y échapperons pas. »
— « Tu es folle. Je t’ordonne de te taire. Tu es encore en parfait état. Ces marques, on les voit à peine. N’aie pas peur surtout. Tiens-toi droite en passant devant lui. »
— Déjà, on nous fait mettre une à une à la queue. Inutile de se révolter ; il faut subir. Les premières sont déjà passées et deux rangs se forment. Les unes à droite, les autres à gauche. On a vite fait de distinguer le bon du mauvais côté. On se rend compte immédiatement vers où l’ordre bref vous envoie…
— Vite. Très vite. Un simple regard, un signe et les femmes S.S. sont là pour veiller à l’ordre. Des hurlements commencent à emplir nos oreilles ; les hurlements de celles qui sont du côté de la mort. D’un geste impatient, Mengele fait signe aux femmes S.S. de faire taire les condamnées et les coups redoublent… Bientôt mon tour. C’est bientôt mon tour ! Je ne pense plus. Je ne veux plus penser et, pourtant, je ne voudrais pas mourir… Line passe devant moi. Je tremble pour elle, mais cependant j’ai confiance : elle est encore « en bon état ». Je me pince les joues pour les rougir. Je redresse mon dos toujours courbé… Line est du bon côté. Je sens ses yeux qui me regardent et je passe… Il me tape sur l’épaule :
— « Gut »
et me voici avec Line… un regard ; nous n’échangeons qu’un regard, mais que ne contient-il pas d’allégresse, d’espoir renouvelé, de confiance.
— Si affreux que puisse paraître un pareil aveu, nous assistons avec une presque indifférence à la suite de la cérémonie, pourtant les cris s’amplifient.
— Il y a là pour nous garder une toute jeune fille S.S., dix-sept ans environ, son uniforme lui donne l’air d’une amazone, elle est grande, mince, jolie, c’est la nièce du commandant suprême du camp d’Auschwitz. Ce bon oncle l’a fait venir prendre quelques vacances dans ce petit coin de Pologne et il la distrait de son mieux en la faisant participer à toutes les réjouissances organisées. Cette enfant manie la cravache d’une main experte et a l’air d’apprécier le spectacle de choix auquel elle a été conviée.
— À un moment, je vois une petite fille se jeter à ses pieds, c’est une enfant de quatorze ans, une petite Grecque qui, par l’inadvertance du premier triage est passée au camp ; la sélection d’aujourd’hui rétablit cette erreur et elle est bien entendu du mauvais côté. Elle s’est rendue compte de ce qui l’attendait et, en allemand, elle supplie la jeune fille ; elle lui dit que malgré sa jeunesse, elle est encore forte, qu’elle pourra travailler, qu’elle fera n’importe quoi, mais qu’on la laisse vivre. La jeune S.S. se contente de sourire, saisit l’enfant à ses pieds et l’envoie rouler par terre quelques mètres plus loin.
— Malgré les gardiennes et les coups, un remous s’est formé. Quelques femmes condamnées se sont glissées dans nos rangs, les numéros n’étant pas encore inscrits (les numéros tatoués des femmes désignées pour le four étant relevés après chaque sélection). Elles espèrent ainsi échapper… Nos gardiennes les cherchent parmi nous. Comment les reconnaître ? Elles vont donc vers les plus maigres et je frémis… elles en tirent plusieurs des rangs sans écouter leurs explications et nous assistons impuissantes à ce spectacle. En effet, comment dénoncer les vraies condamnées… elles ont les mêmes droits que nous. L’ordre peu à peu se rétablit, Dieu merci ! car Mengele menaçait de tout recommencer… C’est fini… pour cette fois.
— Les condamnées ne seront pas exécutées tout de suite, mais conduites dans un block spécial où elles auront pendant quelques jours le loisir de méditer. On les nourrira mieux que d’habitude, elles ne travailleront pas en attendant l’heure où le camion viendra les chercher. On les y entassera, nues et rasées de frais.
— Pour nous, les survivantes, on nous pousse dans une autre salle où nous avons le droit de nous coucher sur la dalle en attendant nos vêtements. Je regarde une dernière fois « celles » d’en face. Je sens leurs yeux fixés sur nous : envieux, haineux. Je sens qu’elles préféreraient que nous les suivions dans la mort.
— Je reconnais parmi elles tant de fugitives compagnes. Il y a énormément de Françaises prises ce jour-là dans la sélection.
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