Les mannequins nus
— C’est pour ce soir.
— Pourquoi ce soir ?
— Je te dis que c’est pour ce soir. Je sais.
Les paupières closes, machinalement, Françoise Maous tire sur sa tresse. Le kommando de la Weberei ronronne comme un vieux chat pouacre qui refuse de se réveiller.
— Pourquoi ce soir ? Ça fait six mois qu’on attend.
— Justement parce que ça fait six mois.
Derrière les établis, deux mille femmes tressent des kilomètres de chiffons.
— Ça fait six mois. On peut encore espérer…
— Espérer quoi ? Nous sommes en octobre. C’est la saison ! Avant l’hiver… le grand nettoyage. L’approche de l’hiver a toujours connu une sélection. La plus importante de l’année. C’est normal. Les vieilles, les malades supportent mal l’hiver. Autant les brûler… avant.
Le chat aux deux mille corps s’anime. Les tresses montent. Sommeil et faim. Sommeil, faim. Et soif. Et fatigue.
— C’est pour ce soir ! Tu crois vraiment que c’est pour ce soir ?
— Moi, ils m’auront. Je ne vaux même plus une assiette de soupe.
— Tais-toi.
Et la journée passe. Et le soir vient.
Françoise Maous retrouve sa « coya », sa cage dortoir, son lambeau de couverture, la paillasse immonde.
— Les poux (1) qui nous envahissent accentuent encore notre nervosité en nous dévorant jour et nuit. Notre coya en est remplie, nos vêtements infestés. On nous promet la désinfection et nous l’attendons avec hâte. Ces nuits de « Closun » sont très pénibles. Il faut passer la nuit entière debout à attendre ses vêtements passés à l’étuve. On s’écrase, on est battu, on a froid…
— Il paraît que la désinfection est pour cette nuit, au retour du travail, nous allons directement à la « Zona ». Quel bonheur demain de ne plus se gratter ; la nuit passera vite et la douche sera peut-être tiède…
— Nous voici dans la salle immense, après une terrible bataille. Nos vêtements accrochés les uns aux autres par des ficelles sont envoyés à l’étuve ; le numéro inscrit sur chaque robe servira à les reconnaître. Nous attendons donc, nues, rangées cinq par cinq. Nous sommes là deux mille femmes ; nous tapissons les murs de la salle ; la douche n’est pas encore prise et une odeur fauve se dégage de ces corps affaiblis. Les fenêtres aux carreaux sans vitres nous glacent. Mais il n’est pas question de faire un mouvement, nous sommes gardées cette nuit-là par des S.S. qui font les cent pas devant nous. Nous n’avons rien absorbé aujourd’hui car, parties avant l’heure de la Weberei, la soupe n’était pas encore distribuée. Il ne faut rien espérer avant demain, mais une nuit cela passe vite et je me plonge dans cet état d’indifférence animale qui me réussit si bien. Line est à mes côtés ; de temps en temps nous nous faisons un petit signe. Mais que se passe-t-il ? Quel est ce remous ? Les femmes osent remuer, s’agitent, parlent, insensibles aux coups qui s’abattent sur elles. Des femmes S.S. armées de leurs cravaches ont fait irruption et battent, battent, à tour de bras ; mais rien n’empêche les femmes de remuer. Qu’ont-elles vu dans la salle qui fait suite à celle-ci, vers laquelle tous les regards convergent, et, à mon tour, je me penche, je regarde, je m’informe… et tout à coup… je vois… Line aussi a vu et elle devient si pâle que je dois la soutenir.
— Au centre de la salle se tient un homme, un officier S.S. en grande tenue, la poitrine barrée de décorations. Il est très beau. Nous connaissons toutes son visage pour l’avoir aperçu dans sa voiture, dans le camp et surtout parce que ce visage hante nos rêves. Nous ne l’avions jamais vu de près. C’est Mengele, le célèbre médecin S.S., spécialiste des sélections. Il est là, son beau visage frémit, se contracte en nous dévisageant, ses yeux brillent de la jouissance proche. Des yeux clairs et féroces qui ne semblent pas appartenir à un visage humain. Je pense au lion des Romains qui entrait dans l’arène.
— Nous sommes là deux mille corps tremblants à qui la vue de cet homme a communiqué une panique grandissante. Cette fois, c’est bien cela, quand nous nous y attendions le moins… c’est bien l’épreuve… Je serre les dents, je serre la main de Line ; elle si courageuse d’habitude a faibli, elle ne fait que me répéter :
— « Tu sais, cette fois, c’est la mort ! Rien à faire, regarde, nous sommes
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