Les mannequins nus
Elles sont d’ailleurs particulièrement courageuses et ne crient pas. Certaines nous font des gestes d’adieu ; l’une d’elles me dit :
« — Nous vous précédons, à bientôt… »
— L’air est glacé. Nous nous effondrons par terre, toujours nues, rompues par cette nuit d’horreur.
— J’ai dormi lourdement, rêvant que je me trompais de côté et que je partais avec les condamnées, qu’elles me tiraient vers elles. À 4 heures du matin, la douche nous causa une courte détente, puis on nous distribua les vêtements désinfectés.
— Avec quelle joie je remets les miens… Aufstehen… comme chaque matin, comme si rien ne s’était passé, le ventre vide depuis la veille, nous voici en route pour la Weberei. Le ruban de femmes sur le chemin est un peu moins long simplement…
AVANT-PROPOS
J’ai longuement hésité avant de commencer ce dossier consacré, dans sa plus grande part, aux femmes déportées d’Auschwitz. Les survivants m’avaient dit : « On ne raconte pas Auschwitz ! » C’est vrai, on ne raconte pas Auschwitz ; mais tant de témoignages, de documents épars, tant d’inédits, peuvent donner matière à une présentation nouvelle, provoquer une réflexion différente, compléter les récits, les études déjà publiés.
Il aurait été logique, et certainement plus facile, d’ouvrir cette série que je souhaite consacrer à l’expérience concentrationnaire féminine par le camp de Ravensbrück, seul véritable centre (voulu) d’internement des femmes déportées. Mon enquête, ma recherche de documents et de témoignages avaient dépassé tous mes espoirs : plus de 5 000 feuillets (inédits). Il ne s’agissait plus que de classer, juxtaposer, opposer, éliminer. Mais Auschwitz et ses mannequins nus – le camp de femmes d’Auschwitz pratiquement aussi important que celui de Ravensbrück – expliquaient en référence une attitude, un aspect particulier, des décisions. Étudier Auschwitz, cette « caricature dramatique » de tous les autres camps de concentration, était obligatoire pour mieux comprendre Ravensbrück, mais aussi l’ensemble du phénomène concentrationnaire. Il fallait donc présenter Auschwitz avant Ravensbrück, ou peut-être mieux : essayer de trouver dans ce monstrueux chaos quelques simples fils directeurs – témoignages, confessions – qui permettent une approche et une découverte le plus près possible de la réalité… car évidemment Auschwitz, plus que les autres camps, a sa légende.
— On ne raconte pas Auschwitz !
Et pourtant…
C.B.
1
UN CAMP POUR UN HOMME
— Qu’importe le rapport Zunker !
Frantz Zunker, professeur à l’université de Breslau, avait été « chargé de mission » par l’Office d’inspection des Camps de Concentration. Zunker s’installa pour 48 heures dans le village tranquille d’Auschwitz. Il savait que le S.S. Gruppenführer Erich von dem Bach-Zelewski, commandant en chef des S.S. et de la Police de Breslau, était impatient de regrouper dans un « petit camp » les victimes polonaises que son chef de la Gestapo, S.S. Oberführer Wiegandt, entassait dans les caves de sa « Kommandanture » ; c’était d’ailleurs Wiegandt qui, le premier avait prononcé le nom d’Auschwitz.
— Il existe (2) en dehors de la ville d’Auschwitz un très vaste terrain avec des casernes inutilisées et qui répondent à toutes les exigences. D’autres bâtiments de la Régie Polonaise des Tabacs pourront être également annexés. Routes et voies de chemin de fer desservent parfaitement ce territoire.
Et aujourd’hui Zunker, flacons et bouteilles en main, parcourait la campagne. Il était méticuleux, précis, Zunker. Il rechercha tous les points d’eau, il interrogea des paysans, rencontra deux médecins, un pharmacien, un chimiste… « Tout cela est inutile, pensait-il, cette cuvette marécageuse bordée par la Vistule et la Sala ne pourra jamais être autre chose qu’un marécage. »
Crotté et furieux, il rédigea un rapport manuscrit de trois pages qui peut se résumer ainsi :
— Toute l’eau du bassin d’Auschwitz est impropre à la consommation. « On ne peut l’employer ni pour faire la vaisselle… ni pour se rincer la bouche. Risques dangereux de malaria et de fièvre typhoïde. »
— Qu’importe le rapport Zunker ! Ce nouveau camp n’aura jamais une grande extension… un dépôt pour quelques Polonais récalcitrants.
L’Office
Weitere Kostenlose Bücher