Les masques de Saint-Marc
?
Crenneville glissa une main dans l’enveloppe.
— Son Altesse royale désire-t-elle lire le rapport du commissariat ?
François-Joseph secoua la tête.
— Non, résumez !
Quand le général d’artillerie eut terminé, l’empereur garda le silence un moment.
— Ce Tron est vraiment étonnant, dit-il enfin. Bien entendu, ils s’imaginent être en présence d’un attentat réel . Que leur avez-vous raconté ?
— Que nous avons tendu un piège au tireur. Et que cette affaire relevait du secret d’État.
— Vous croyez que Spaur s’y tiendra ?
— Sans aucun doute ! Pour plus de précaution, j’ai fait une allusion à sa requête.
Il sortit cette fois de l’enveloppe une feuille de papier ministre qu’il tendit à l’empereur.
— Elle est arrivée de Vienne ce matin par la valise diplomatique.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une demande du commandant de police relative à une affaire personnelle, répondit l’officier d’ordonnance. Le dossier a été bloqué à la chancellerie de la Hofburg car le formulaire d’accompagnement n’était pas rempli de façon correcte. C’est pourquoi la demande a d’abord été rejetée pour des raisons formelles. En d’autres termes, il s’agit d’une réitération.
Crenneville toussota. François-Joseph esquissa un geste agacé.
— Merci, j’ai compris. Que veut-il ?
Le comte s’autorisa un sourire discret.
— Se marier.
— Comment ? Donnez-moi ça !
L’empereur survola le courrier en secouant la tête.
— C’est ridicule. Quel âge a-t-il maintenant ?
— Soixante-trois ans.
— Et la dame ?
— Vingt-sept.
— Elle pourrait être sa petite-fille !
— C’est exact, renchérit Crenneville. Mais au moins, il a une bonne raison de se taire.
— Faut-il que je décide tout de suite ?
— Non, rien ne presse.
Le comte s’apprêtait à sortir quand un geste de l’empereur l’arrêta.
— Encore une question, Crenneville.
— Majesté ?
— Cet homme qui doit me tirer dessus, il va s’enfuir par le palais royal, n’est-ce pas ?
Le général d’artillerie baissa la tête.
— C’est exact, Majesté.
François-Joseph afficha une mine songeuse.
— Ne serait-il pas dommage qu’il parvienne à s’échapper ? Il a quand même tenté d’éliminer un commissaire de police.
Il se tut un instant avant de reprendre sur un ton presque badin : — Que diriez-vous d’un petit accident au cours de sa fuite ?
Crenneville ravala sa salive.
— Sa Majesté suggère qu’en traversant le palais royal cet homme… rencontre des difficultés ?
François-Joseph avait soudain une expression qui ne lui disait rien de bon.
— S’il tombait sur une personne persuadée qu’il voulait vraiment commettre un attentat, expliqua le souverain d’une voix lente sans quitter son officier d’ordonnance des yeux, cette personne ne s’efforcerait-elle pas de l’arrêter ?
Crenneville acquiesça.
— Si, c’est probable, Majesté.
— Et qui est persuadé qu’on en veut à ma vie ?
— Le commissaire Tron, Majesté.
François-Joseph fixa les becs de gaz sur la place Saint-Marc pendant un bon moment. Enfin, il se détourna de la fenêtre et demanda : — Croyez-vous que, s’il le fallait, ce commissaire hésiterait à… tuer notre homme ?
Crenneville sentit son pouls s’accélérer.
— Non, Majesté.
L’empereur lissa sa veste d’uniforme.
— Eh bien, trouvez une idée !
Une fois dans le couloir, Crenneville constata que son pouls s’était calmé. Eh bien, trouvez une idée ! Il n’en trouverait jamais, une idée. Toute cette affaire était déjà bien assez délicate en soi. Y mêler le commissaire ne ferait que compliquer les choses. Et puis, que lui dire ? Nous avons préparé un attentat fictif, commissaire, et après le numéro, nous aimerions réduire le régicide au silence. Peut-être accepteriez-vous de, paf, paf, nous en débarrasser ? Non, impossible. Le commissaire Tron n’accepterait jamais. Ce plan ne tenait pas debout. Crenneville prit une grande aspiration et décida de faire ce qui lui semblait le plus raisonnable dans sa situation, à savoir oublier l’ordre de l’empereur.
50
Sissi ouvrit les yeux et vit dans le miroir ce qu’elle voyait chaque fois qu’on la coiffait : son visage, encadré par des flots de cheveux châtain clair et détaché du reste du monde par un tablier aussi blanc que la nappe de sa table de maquillage ou la blouse de sa coiffeuse. Celle-ci avait peigné les
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