Les masques de Saint-Marc
à l’air libre.
Maintenant, il savait le message par cœur. Un besoin irrépressible l’obligeait néanmoins à l’extraire de l’enveloppe toutes les dix minutes afin de le relire. Pendant quelques heures, il avait même envisagé qu’il pouvait s’agir d’un faux, qu’un officier de la Kommandantur (où sa situation personnelle était hélas connue) lui avait joué un mauvais tour. Bien entendu, ces hypothèses étaient ridicules. Elles prouvaient juste qu’il avait les nerfs à fleur de peau.
Une question tout aussi importante était de savoir si l’empereur avait signé cette missive en personne. Combien de documents devait-il signer par jour ? Cent ? Deux cents ? Trois cents ? Prenait-il chaque fois la plume en main propre ? Et le cas échéant, lisait-il chaque fois ce qu’il signait ? Ne se pouvait-il pas que Son Altesse Royale ait certes signé ce fâcheux courrier, mais sans l’avoir lu ? Que le contenu de la lettre fût l’œuvre de subalternes ? Peut-être. Néanmoins, on ne pouvait pas exclure non plus, songea Spaur, que Son Altesse ait bel et bien décidé elle-même de la réponse à donner à sa requête et l’ait précipité dans le malheur sans aucun scrupule.
Si c’était le cas, poursuivit-il avec rage, il lui restait juste à espérer qu’une tempête coulerait le Jupiter par le fond et que l’empereur ainsi que son entourage * finiraient en nourriture pour poissons. Alors, l’archiduc Maximilien rentrerait du Mexique et accéderait au trône vacant. Voilà un homme libéral et chaleureux qui n’oserait jamais briser la vie d’un fidèle serviteur sans la moindre pitié !
Spaur se détourna de la fenêtre avec un soupir et revint à son bureau pour soumettre la missive impériale à un nouvel examen. Au moment où il saisissait l’enveloppe, on frappa à la porte. Un court instant, il s’imagina qu’il pouvait s’agir de Mlle Violetta. Il se redressa et rajusta son foulard.
— Oui, entrez !
C’était juste le garçon d’étage croate qui passa la tête à la porte.
— Le commissaire Tron voudrait vous parler, Excellence.
Quand Tron entra dans la suite du commandant de police, celui-ci reposait une enveloppe sur son bureau avec l’air d’un coupable pris en flagrant délit. Il portait une veste d’intérieur surpiquée, un foulard à pois et de confortables pantoufles. Un plateau contenant une tasse vide, des miettes de brioche et une coupelle de friandises de chez Demel était abandonné sur une petite table devant la fenêtre grande ouverte. Le commandant dévisagea son subalterne d’un œil méfiant. On l’aurait dit accablé de terribles soucis.
— Vous venez en dehors de mes heures de service, commissaire.
Quoi ? Depuis quand Spaur avait-il des heures de service ? Tron esquissa une révérence.
— Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance, baron.
L’espace d’un instant, Tron craignit que le commandant de police ne le fasse patienter jusqu’au lundi. Peut-être attendait-il Mlle Violetta. Dans la seconde suivante cependant, son chef haussa les épaules et désigna une causeuse en peluche ainsi qu’un fauteuil placés au fond du salon, sous un portrait du couple impérial.
— Asseyez-vous, commissaire.
Il fallut à Tron un quart d’heure pour raconter son histoire : le meurtre dans le train, la promenade nocturne sur l’île San Michele, les restes de poudre explosive dans le cercueil, puis le second meurtre, sur le campo San Maurizio, selon le même modus operandi que le premier. Le commandant de police avait suivi ses explications avec un intérêt croissant.
— Le problème, conclut le commissaire dans un soupir, c’est que nous ignorons pourquoi cet homme a dérobé le cercueil pour le rendre aussitôt. Et nous ne savons pas non plus pourquoi il a assassiné Ziani. Cette histoire ne présente aucun sens.
Pendant le récit de son subalterne, Spaur avait sorti de la poche gauche de sa veste d’intérieur des friandises enveloppées dans du papier doré et les avait fait disparaître dans sa bouche. D’abord une truffe, puis une praline aux noisettes, enfin un bonbon rose, fourré au fruit. Sa prononciation n’était par conséquent pas très distincte.
— Existe-t-il des traces écrites de vos recherches ?
— Non, mais Bossi est en train de rédiger un rapport.
Spaur fronça les sourcils.
— Un rapport pour qui ?
— Quand il reprendra l’affaire, Toggenburg demandera sans doute un compte rendu.
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