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Les masques de Saint-Marc

Les masques de Saint-Marc

Titel: Les masques de Saint-Marc Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nicolas Remin
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doute. En même temps, avec ce Tron, on ne pouvait jamais savoir.
    Il s’avança vers le miroir et constata que l’effort d’intense réflexion fourni au cours de la dernière heure n’avait pas simplement rougi son visage, mais aussi creusé des rides profondes sur son front et aux commissures de ses lèvres. Cela lui conférait un air empreint de sagesse, comme un poète ou un peintre. Qu’est-ce que Mlle Violetta lui avait dit l’autre jour déjà ? Ah, oui ! Qu’il avait une physionomie expressive.
    Au souvenir de cette remarque, il abandonna l’idée d’une redingote et d’un haut-de-forme au profit d’une veste en laine soyeuse. Il n’avait pas l’intention de se rendre au commissariat, après tout. Le béret en velours vert, posé en biais, achevait de lui donner une allure d’artiste. Mlle Violetta serait satisfaite.

30
    En d’autres temps, pensa Tron, quand les membres de sa famille exerçaient encore de hautes charges dans la cité, une gondole l’aurait déposé devant le palais Mocenigo où un serviteur en livrée l’aurait reçu avant de le mener à l’étage. Mais à présent, même un comte Tron entrait par l’arrière et devait traverser l’arrière-cour, un carré sombre, entouré de murs en mauvais état et surplombé par un dense réseau de cordes à linge où pendaient des chemises, des culottes et des bas. Dans un coin s’entassaient des déchets, dans un autre des caisses en désordre. Le seul être vivant était un chat qui s’approcha de lui et frotta sa tête contre sa jambe de pantalon. En se penchant pour le caresser, il se rappela soudain le drame survenu en ce lieu plus de trois siècles auparavant.
    À quel endroit exactement avait-on arrêté le philosophe ? Dans la cour obscure où il se trouvait en ce moment ? Ou dans la chambre que le malheureux occupait à l’intérieur du palais ? Avait-il pressenti son arrestation ? Savait-il ce qui l’attendait ? Chaque fois qu’il songeait à cet épisode peu glorieux de l’histoire de sa ville, Tron ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à Giovanni Mocenigo, qui avait attiré Giordano Bruno et l’avait livré à l’Inquisition. Catholique modéré, enclin comme tous les Vénitiens à une certaine hérésie, il avait toujours éprouvé une grande sympathie pour la conception d’un univers vivant, animé, telle que la défendait Bruno. Et il avait toujours admiré cet homme courageux qui avait passé sa vie à fuir l’Inquisition. Lord Byron, qui avait logé une maison plus loin, avait-il eu connaissance de cette triste histoire ? Le commissaire l’ignorait, mais il demeurait persuadé que s’ils avaient vécu à la même époque, le moine dominicain et le poète anglais se seraient plu.
     
    L’appartement d’Holenia se composait de deux pièces sous les combles, minables, avec pour seul avantage une vue splendide : on apercevait de l’autre côté du Grand Canal le palais Grimani et, en tournant légèrement la tête vers la gauche, les deux obélisques sur le toit du palais Balbi. L’ameublement se limitait à un canapé usé, une table, deux chaises et un classeur en ruine. Au centre, une malle sur laquelle était posé un parapluie attendait manifestement l’heure du départ. Et partout, des livres : ils s’empilaient contre les murs à hauteur de genou, sur la table avec un jeu d’échecs où une partie restait inachevée, sur les deux chaises.
    Holenia débarrassa l’une d’elles et s’assit lui-même sur le canapé. C’était un homme mince, à l’allure ascétique, dont les yeux gris et aimables traduisaient à la fois la sagacité et l’humour.
    — J’ignorais que vous partiez en voyage, s’excusa Tron en désignant la malle.
    Le maître de céans haussa les épaules.
    — Le bateau pour Trieste ne lève l’ancre qu’à minuit. Les championnats militaires commencent demain à Görtz. On a eu l’obligeance de m’inviter, bien que j’aie quitté le service actif.
    Il dévisagea le commissaire avec curiosité.
    — Vous jouez aux échecs ?
    — Hélas, non, mon colonel.
    — Vous avez tort, cela aiguise l’entendement, lâcha le militaire en se calant dans le canapé. Donc, c’est Spaur qui vous envoie. De quoi s’agit-il ?
    Tron se contenta de présenter les faits sans s’efforcer d’en dégager une quelconque logique. Tout en parlant, il observa avec amusement que l’intérêt d’Holenia, tout comme celui de son supérieur une heure plus tôt, croissait au fil de son

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