Les masques de Saint-Marc

Avec des photographies, des témoignages et un rapport d’autopsie.
    L’expression de désapprobation s’accentua sur le visage de Spaur.
    — Vous imaginez donc que nous allons prévenir la Kommandantur ?
    — Du point de vue des compétences, nous n’avons aucune marge de manœuvre, répondit le commissaire de manière cérémonieuse. Il ne nous appartient pas de prévenir un attentat. Si nous ne leur confions pas l’affaire, on risque de nous soupçonner de complicité.
    — Cette histoire ne deviendra une affaire qu’à partir du moment où nous la leur confierons, décréta le commandant sur un ton désormais péremptoire. Quelles sont nos chances d’arrêter les suspects dans un avenir proche ?
    — Faibles, répondit Tron. Nos archives se limitent aux criminels de droit commun. Il nous faudrait les dossiers politiques. Je suppose que ces individus sont déjà connus des autres services.
    C’était, selon lui, un argument supplémentaire pour leur abandonner l’affaire dans les meilleurs délais. Or au lieu de hocher la tête pour lui donner raison, son chef sortit de sa poche deux nouvelles pralines et les fixa d’un air indécis, comme s’il s’agissait d’une décision importante. D’abord le nougat et ensuite le massepain ? Ou l’inverse ? Pour finir, il releva les yeux. Son visage traduisait à présent une froide résolution.
    — Le nom d’Holenia vous dit-il quelque chose ?
    — Non, avoua le commissaire.
    — Alexander Holenia dirigeait le bureau de reconnaissance militaire au quartier général à Vérone, expliqua Spaur. Il a pris sa retraite il y a un an et vit aujourd’hui à Venise. Dans notre jeunesse, nous avons servi tous les deux dans la première garde d’archers, à Vienne, où nous étions responsables des fanions. C’est un de mes amis. Je ne crois pas qu’il nous refuse un service.
    Le commandant de police déballa le carré de nougat.
    — Euh… quel service ? se risqua à demander Tron.
    — Il ne pourra pas vous donner accès aux dossiers de la Kommandantur, expliqua son supérieur d’un ton sec.
    Il se cala dans son fauteuil et ferma les yeux.
    — En revanche, il a une mémoire d’éléphant. Et il a été responsable des activités insurrectionnelles en Vénétie pendant des années.
    Quoi ? Tron mit quelques secondes à comprendre le sens de ses propos. Il dut ravaler sa salive.
    — Cela signifie-t-il que nous ne cédons pas l’affaire ?
    Spaur haussa les épaules.
    — Nous déciderons de cela lundi matin, à mon retour d’Asolo.
    Le baron avait donc l’intention de passer le dimanche à la montagne. Sans doute en compagnie de Mlle Violetta. Tron toussota.
    — Et où puis-je trouver M. Holenia ?
    — Chez lui, je suppose, au palais Mocenigo. Je l’ai rencontré hier sur la place Saint-Marc. Il part ce soir pour Trieste à bord du Princesse Gisèle .
    Le commandant de police se leva pour marquer la fin de la conversation.
    — Le mieux serait que vous passiez le voir sans attendre.
    Puis il ajouta – quoique cela fût l’évidence même :
    — Et veillez à ce que personne n’ait vent de cette histoire !
     
    Dès que la porte se referma derrière Tron, Spaur saisit la carafe en cristal de Bohême que lui avait offerte Mlle Violetta et se versa un double verre de schnaps. Un attentat contre l’empereur ! Il n’arrivait pas à y croire. Alors que le monde entier savait que le rattachement de la Vénétie au tout nouveau royaume d’Italie n’était plus qu’une question de mois ! Cet attentat accélérerait-il le processus ? Non, pensa-t-il en secouant la tête. Toggenburg et les rapaces de l’état-major à Vienne ne passeraient pas à côté d’une telle aubaine. Ils se sentiraient revivre. Loi martiale, couvre-feu, perquisitions : quelle occasion rêvée de renverser le temps ! Ces conjurés devaient être fous.
    Seulement, que dire à Mlle Violetta maintenant ? Il ne lui avait pas encore exposé la situation qui résultait de la lettre du souverain. Après ce qu’il venait d’apprendre, ne valait-il pas mieux patienter encore quelques jours ? Peut-être son problème se résoudrait-il de lui-même ? Soit parce que l’attentat réussirait, soit parce qu’ils parviendraient à arrêter les conspirateurs à temps – ce qui serait sans doute la meilleure issue dans la mesure où l’empereur lui vouerait ensuite une reconnaissance éternelle. Hélas, combien de chances avaient-ils d’y arriver ? Spaur poussa un soupir. Pas beaucoup sans