Les masques de Saint-Marc
récit.
— Une histoire étrange, résuma le colonel une fois qu’il eut fini. Quelqu’un veut introduire à Venise un cercueil scellé contenant de la poudre. Mais il se fait assassiner en route et le meurtrier récupère le cercueil. Le lendemain, le cercueil est mis en terre, et le surlendemain, l’homme qui assistait à l’enterrement, mais qui ne saurait être le meurtrier, se fait lui-même tuer. Enfin, on retrouve des mèches dans son appartement. Tout semble s’emboîter, sauf qu’on ne sait pas trop comment. Vous avez déjà une théorie, commissaire ? demanda-t-il avec un petit sourire.
— Nous avançons dans le brouillard, reconnut Tron.
— Pourquoi ne laissez-vous pas l’armée s’y perdre, alors ? Un attentat contre la personne de l’empereur relève de la Kommandantur. C’est le domaine de Toggenburg. D’un autre côté, j’avoue que cette affaire promet d’être un régal.
Tron n’était pas certain de partager son opinion.
— Le baron estime que la Kommandantur n’est pas à la hauteur. Il tient l’équipe de Toggenburg pour…
Craignant d’aller trop loin, il laissa la phrase en suspens.
— Parlez sans crainte, je vous en prie.
— Pour incompétente, maladroite et corrompue.
— Il n’a pas tort, approuva le colonel. Ce jugement vaut d’ailleurs aussi pour l’état-major à Vérone.
Il se frotta les mains.
— Que puis-je pour vous, commissaire ? Vous me voyez tout… excité. Je suis presque tenté de repousser mon départ.
— La garde civile n’est pas compétente pour les affaires d’ordre politique, expliqua son visiteur. Nous ne nous occupons que des affaires de droit commun et ne disposons d’aucune information sur les sociétés secrètes.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Un indice. Qui pourrait avoir commandé cette poudre ? Qui pourrait avoir un intérêt à éliminer l’empereur ?
Holenia sourit.
— La réponse est d’une simplicité enfantine, commissaire : personne.
— Pardon ?
— Il existe des groupes de conspirateurs qui fabriquent des rubans aux couleurs de l’Italie. D’autres possèdent des presses illégales et entretiennent des correspondances contraires aux intérêts de l’État. Mais il n’y a personne pour préparer un attentat contre l’empereur, vous pouvez me croire.
Il haussa les épaules.
— Vous savez aussi bien que moi que la fin de l’occupation autrichienne n’est plus qu’une question de temps. Un attentat provoquerait un abominable chaos et retarderait ce moment de façon inutile. Les seuls susceptibles de saluer la mort de Sa Majesté appartiennent à certains cercles de l’armée impériale elle-même. Cela leur fournirait un prétexte pour décréter la loi martiale et charger leurs canons. Toutefois, ces gens-là ne font pas entrer de la poudre en fraude dans des cercueils scellés.
— Le fait est que cette poudre existe, constata Tron. Ici, à Venise. Et que quelqu’un a l’intention de s’en servir. Sinon, il n’aurait pas éliminé deux personnes.
— Il ne peut s’agir que de fous passés jusqu’à présent inaperçus.
Holenia réfléchit un instant.
— Nous avons eu un cas semblable il y a sept ans. Une bande de timbrés qui voulaient jeter des bombes au mercure sur l’empereur. Ils ont été arrêtés à Vérone.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Que vous avez peut-être affaire à de parfaits inconnus. Comment s’appelle l’individu retrouvé mort dans son appartement ?
— Alessandro Ziani.
— Ce nom ne me dit rien.
— Il travaillait de temps à autre comme croupier chez un certain Zorzi.
— Attendez, commissaire ! s’exclama le colonel d’un air surpris. Zorzi, dites-vous ? Andrea Zorzi ? Le propriétaire du casino sur le rio di San Felice ?
Tron acquiesça.
— Oui, le casino Molin.
— Que savez-vous sur ce Zorzi ?
— Pas grand-chose. Après l’échec de l’insurrection, il a dû quitter Venise en 1849 et a passé plusieurs années à Turin avant de rentrer. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Parce que ce Zorzi a laissé de nombreuses traces dans nos dossiers, expliqua Holenia avec un sourire. Après son retour, il a travaillé pour le Comitato Veneto.
— Je n’étais pas au courant, dit Tron d’un ton morne. Vous croyez qu’il peut être mêlé à ce projet d’attentat ?
— Je peux l’imaginer assez impliqué dans cette histoire, oui. Seulement, pas comme vous le supposez.
Holenia se tut un instant pour donner plus de poids à la
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