Les masques de Saint-Marc
supérieur gauche. La petite, une enveloppe bon marché comme on en utilisait dans l’administration autrichienne, ne précisait pas d’expéditeur, mais il reconnut aussitôt l’écriture de son supérieur.
La princesse se pencha au-dessus de la table avec curiosité.
— Qui t’écrit ?
Il ne put s’empêcher de rire.
— Quand on parle du loup…
— Pardon ?
— L’empereur, dit-il. Et Spaur.
— Ouvre vite !
Le commandant de police se contentait de lui apprendre qu’une lettre pourvue du cachet impérial était arrivée pour lui le matin même et lui souhaitait un prompt rétablissement. La grande enveloppe, quant à elle, contenait une invitation imprimée avec faste sur un épais carton de Chine. Ce formulaire de luxe présentait quelques lignes écrites à la main et une signature illisible. Tron dut s’y reprendre à deux fois pour saisir de quoi il s’agissait. Alors il faillit lâcher le carton de surprise.
Maria le fixait toujours avec impatience.
— Tu veux bien me tenir au courant ?
— C’est une invitation au palais royal, dit-il.
Puis il ajouta, avec un sourire :
— Pour nous deux.
À ce moment-là, il observa avec amusement la princesse qui tendit sans le vouloir la main vers son étui à cigarettes, l’ouvrit et jeta un coup d’œil dans le petit miroir caché à l’intérieur du couvercle. Ses joues s’étaient empourprées. Elle toussota avec nervosité.
— Et quand sommes-nous attendus ?
— Demain soir, à sept heures.
Le commissaire fit glisser le carton sur la table. La princesse le parcourut des yeux et fronça les sourcils.
— La date, l’heure et le lieu sont écrits à la main !
Tron acquiesça.
— Oui, l’emploi du temps de l’empereur ne sera révélé qu’au tout dernier moment.
— Pour des raisons de sécurité ?
— C’est ce que j’ai cru comprendre. On veut compliquer la tâche à d’éventuels conspirateurs.
— Réception suivie d’un bal masqué, murmura-t-elle d’un ton songeur. En grande tenue bien sûr. C’est-à-dire, pour moi, une robe de soirée et, pour toi, un frac avec tes médailles.
Elle hésita une fraction de seconde, puis ôta son pince-nez et scruta son fiancé d’un regard pénétrant. Tron s’attendait à quelque remarque sur les manches élimées de son habit, mais au lieu de cela la princesse laissa tomber : — Cela me paraît une excellente occasion d’échanger quelques paroles avec l’impératrice.
— Je ne peux en aucun cas l’importuner avec des taxes douanières ce soir-là, Maria !
— Évidemment ! Mais tu pourrais la prier de t’accorder un bref entretien le lendemain. Ces gens-là te doivent beaucoup. Sissi n’aura pas oublié ce que tu as fait pour elle ainsi que pour son beau-frère et pour sa sœur.
Tron s’appuya contre le dossier de sa chaise et hocha la tête.
— Quelle vaste plaisanterie, au fond !
— Quoi ? Notre inquiétude à propos des taxes douanières ?
La princesse jeta un coup d’œil réprobateur sur la tasse de chocolat recouverte d’une épaisse couche de crème.
— Notre souhait de pouvoir continuer à commander notre poudre de cacao chez un marchand parisien ?
Il secoua la tête.
— Non, je ne parle pas de cela. Je songe au rapport rédigé par Bossi. Je n’arrive pas à croire que Zorzi ait deux cadavres sur la conscience.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Me recoucher sans tarder.
Tron bâilla à s’en décrocher la mâchoire.
— Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre. Toutes les preuves accusent mon camarade. Je ne peux rien avancer, sinon un mauvais sentiment.
Il observa sa fiancée.
— Peut-être ferais-je mieux d’accepter ton offre. Et travailler dans ton entreprise.
— Envisages-tu sans rire de quitter la police ?
— C’est peut-être toi qui as raison, ce métier est trop dangereux.
La princesse s’était allumé une cigarette.
— Dis-moi si tu es sérieux.
— Je pourrais tenter de m’initier à certains champs d’activité.
Tron espéra que l’expression champs d’activité ne l’engageait pas plus que le verbe initier .
— Tu n’as qu’à commencer dès demain soir, suggéra Maria. Débrouille-toi pour obtenir une audience chez l’impératrice.
— Demander de but en blanc un rendez-vous pendant le bal masqué pourrait nuire à ma réputation.
Mon Dieu, il aurait mieux fait de se taire ! La réponse furieuse de la princesse tomba tel un couperet, dans un florentin si tranchant qu’il parut
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