Les noces de fer
beaux yeux de Blandine. Seul Tinchebraye, qui le premier de tous chaussait l’étrier, semblait décidé à le suivre sans s’interroger sur le bien-fondé d’une folle appertise [7] . Le goût de la bataille et la saveur du risque faisaient flamber son regard sous la calotte du chapel de fer.
— On réussira, messire, dit-il simplement.
II
Poitiers commençait à subir le martyre. Du cœur de la cité où fleurissaient maints brasiers s’éployaient, ivres de vent, des bannières de fumées roussâtres. Parfois, à lents coups obstinés, des quartiers de rochers lancés d’une perrière tonnaient contre une muraille. L’odeur de haine – flamme et cendre – tremblait dans l’air.
— Nous arrivons trop tard, dit Joubert avec une amertume sincère.
— Les Goddons nous ont devancés d’un ou deux jours, enragea Tinchebraye. C’est peut-être une bonne chance que nous soyons hors de l’enceinte…
— Messire, aussi vrai que je m’appelle Delaunay, je doute que nous puissions délivrer cette pucelle !
Pour la première fois depuis son départ de Gratot, un regret piqua le cœur d’Ogier déjà bien lourd de déception : « Pourquoi ai-je laissé Thierry en Normandie ? » Il lui eût confié son découragement, ce qu’il ne pouvait se permettre avec ses hommes. Ils étaient pourtant Normands comme lui ; jeunes et hardis comme lui ; ils avaient combattu à Crécy comme lui et nourrissaient, comme lui, une exécration sans frein envers les Goddons, ces maîtres de la guerre. Ils avaient perçu trois mois de solde d’avance. S’il voulait maintenir sur eux une autorité familière, moins désagréable qu’un commandement et qui convenait à leurs caractères dissemblables, il devait se montrer décidé. Tout atermoiement le préjudicierait dans leur estime.
— Il me faut sauver Blandine.
Ils approuvèrent uniment, d’un bref mouvement de tête.
— On vous y aidera, dit Joubert.
Il venait d’avoir seize ans. Lehubie et Bazire, les archers, en avaient dix-huit, Tinchebraye vingt, Gardic et Delaunay vingt-cinq ; une arbalète et un carquois pesaient sur le dos de ces trois-là ; une guisarme et une épée complétaient leur harnois.
— Bien, les gars. Il me faut aviser… Pied à terre.
À moins d’un tiers de lieue de la ville assiégée, le bosquet où ils venaient de s’arrêter paraissait préservé pour toujours des maléfices de la guerre. Un silence léger tombait de la feuillée à peine tachetée des rouilles de l’automne. Un écureuil grimpa au tronc d’un châtaignier, s’arrêta, observa les intrus et reprit son ascension. Des oiseaux pépiaient. Eût-on fermé les yeux qu’on se serait cru loin du sang, des ruines et des larmes malgré le tocsin appelant sans doute de nouveaux renforts aux créneaux, les fracas des grosses pierres et les grondements des tours, des courtines et des châtelets éprouvés.
— Qu’allons-nous faire ? interrogea Delaunay.
— Bouchonner nos chevaux et aiguiser nos lames, dit Tinchebraye. Pas vrai, messire ? Ça vous permettra de penser quiètement à vos amours… qui semblent compromises…
Ogier acquiesça tout en jetant sur les murailles au-dessus desquelles le ciel s’enténébrait un regard de dépit et de haine. Maudits Goddons ! Blandine effrayée, éplorée, blafarde, ne pouvait avoir, pour consolation, que celles d’Aimery de Rochechouart !
— Comment la sauver ? interrogea Joubert, un brin d’herbe à la bouche.
— Je n’en sais rien.
La tête vide, les mains serrées sur sa ceinture d’armes, Ogier percevait douloureusement le poids et l’épaisseur de sa male chance. Le flux d’une impatience exaspérée au cours des dernières lieues se brisait soudain devant cette évidence accablante : « Il est trop tard ! » Son envie de franchir l’enceinte de la cité devenait d’autant plus aiguë qu’un remords se mêlait à sa perplexité : au retour de Crécy, il était demeuré trop longtemps près des siens. Pourtant, il n’ignorait rien des intentions de Derby et de ses hommes liges.
« C’est ma faute ! À vouloir bien faire, j’ai peut-être contribué au malheur de Blandine ! »
Il s’était refusé de quitter Gratot avant que la réhabilitation de son père eût été publiée dans tout le Cotentin, et qu’Aude et Thierry fussent mariés. Durant ces journées chargées, le souvenir de son aimée n’avait cessé de le hanter. Il la voyait et revoyait dénouant
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