Les Nus et les Morts
des Japonais là-bas ?
– Oui », dit Martinez. Il se mit à trembler. « Moi lui dire, moi essayer lui dire, ce grand imbécile.
– Peau de balles.
– Non. »
Red ne savait que penser. Il se tut, puis attaqua d’un autre biais. « Tu sais, ce sabre avec les pierreries que j’ai eu à Motome ? Si tu veux, je te le donne.
– Oh ! » La préciosité du sabre se refléta dans les yeux de Martinez. « Pour rien ?
– Pour rien.
– Allez, en route les gars », cria Croft tout à coup.
Red tourna sur lui-même. Son cœur cognait fort. Il se
frotta doucement les mains contre ses cuisses. « On y va pas, Croft. »
Croft s’avança sur lui à grands pas. « T’as décidé ça, Red ?
– Si ça te démange tellement le cul d’y aller, vas-y tout seul. Mange-Japonais nous ramènera. »
Croft regarda Martinez. « T’as changé d’idée de nouveau ? demanda-t-il avec douceur. Qu’est-ce que t’es, une femelle ou quoi ? »
Martinez secoua la tête avec lenteur. « Je sais pas, je sais pas. » Il se mit à grimacer, puis il détourna la tête.
« Red, ramasse ton sac et assez de nous emmerder. »
Ce fut une erreur d’avoir parlé à Martinez. Red s’en rendait clairement compte à présent. Et odieux aussi, comme s’il avait argumenté avec un enfant. Il avait essayé d’éviter la difficulté, et ça ne marchait pas. Il lui fallait affronter Croft. « Faudra que tu me traînes pour que je monte cette colline. »
Un murmure se faisait entendre parmi les hommes. « Rentrons ! » cria Polack, épaulé par la voix de Minetta et de Gallagher.
Croft les regarda les uns après les autres, enleva son fusil, lit jouer la culasse sans se presser. « Red, va ramasser ton sac.
– Oui, tu me tireras dessus quand j’ai pas d’arme.
– Red, ramasse ton sac et la ferme.
– Y a pas que moi. Tu vas nous fusiller tous ? »
Croft se retourna et regarda les autres. « Qui c’est qui veut s’aligner avec Red ? » Personne ne bougea. Red attendit, espérant vaguement que quelqu’un s’emparerait d’un fusil. Croft lui tournait le dos. Le moment était propice. Il pouvait lui sauter dessus, l’étendre par terre d’un coup de poing, et les autres l’achèveraient. Si l’un d’eux bougeait, tous s’amèneraient.
Mais rien n’arriva. Il continuait à se dire de sauter sur Croft et ses jambes refusaient d’obéir.
Croft lui fit face. « Red, va ramasser ton sac.
– Va te faire foutre.
– Je vais te tuer dans trois, quatre secondes. » Il se tenait à six pieds de Red, son fusil à hauteur de sa hanche. Le canon de son arme se mettait lentement en position. Red se surprit en train d’observer le visage de Croft.
Tout à coup il sut avec exactitude ce qui arriva à Hearn et une vague de faiblesse le traversa. Croft allait tirer. Il le savait. Il se tenait roide, ne quittant pas du regard les yeux de Croft. « Tuer un homme comme ça, sans plus, hein ?
– Oui. »
Il ne servait à rien de temporiser. Croft voulait le tuer. Le temps d’une seconde il se revit couché sur son ventre, attendant que la baïonnette japonaise s’enfonçât dans son dos. Il entendait son sang battre dans sa tête. Tandis qu’il attendait, sa volonté se dissolvait lentement.
« Alors, Red ? »
La bouche du fusil faisait de minuscules mouvements circulaires, comme si Croft choisissait son point de mire. Red regardait l’index de Croft posé sur la détente, il la voyait qui commençait à céder sous la pression de son doigt. « Ça va, Croft, t’as gagné », dit-il d’une voix sans force. Il faisait l’impossible pour se retenir de trembler.
La tension se relâchait, qui raidissait chacun autour de lui. Il avait l’impression que la circulation de son sang s’alentissait, s’arrêtait, puis reprenait son cours, exaspérant la sensibilité de chacun de ses nerfs. Tête basse, il se dirigea vers son sac, plia sa couverture, boucla les courroies, puis se redressa.
Il était baisé. Il n’y avait pas à en sortir. Sa honte s’augmentait d’un sentiment de culpabilité. Il était content que tout fût fini, content que son long conflit avec Croft eût pris fin et qu’il pût désormais obéir aux ordres avec soumission, sans se sentir tenu à résister. C’était là un surplus d’humiliation – une humiliation écrasante. Se pouvait-il que ce fût là tout, était-ce là le terme de tout ce qu’il avait fait de sa vie ? Fallait-il donc
Weitere Kostenlose Bücher