Les Origines et la Jeunesse de Lamartine 1790-1812
qui serpente à travers les vignes de Milly à Pierreclos. Là, à l'abri d'un antique donjon féodal qui commande une gorge étroite et fleurie, vivait le vieux comte Jean-Baptiste de Pierreclau, colosse d'un autre temps et qui, malgré la Révolution, régnait toujours par la terreur sur ses anciens vassaux. Conseiller du roi et trésorier de France à Lyon à la fin du xviiie siècle, il avait épousé Mlle de la Rochetaillée et menait un train de prince à Mâcon où il possédait deux magnifiques hôtels ; la Terreur l'envoya en prison et dispersa sa famille.
Le calme revenu, il rentra dans son château dévasté, en proie à une fureur indicible : tant bien que mal il reprit sa vie, mais au point où on l'avait interrompue malgré lui.
Dans les Confidences, Lamartine nous a laissé un pittoresque tableau de son existence, où revit l'étrange physionomie de ce vieux royaliste irréductible et hautain. «Figure des romans de Walter Scott, dit-il, vieillard illettré et rude, sauvage, absolu sur sa famille, bon au fond, mais fier et dur de langage avec ses anciens vassaux qui avaient saccagé sa demeure pendant les premiers orages de la Révolution.»
On jouait, paraît-il, à Pierreclos du matin au soir et c'était la seule manière de passer le temps ; puis, le maître du château armé d'un porte-voix donnait les ordres à ses fermiers du haut de la terrasse escarpée qui dominait la vallée. Ses six enfants se mouraient d'ennui auprès de leur père. Un fils, après de romanesques aventures, s'était marié à la jeune fille d'un vieux chouan dangereux mégalomane qui eut son heure de célébrité, le baron Dézoteux-Cormatin, et habitait la splendide résidence seigneuriale des anciens marquis d'Huxelles. Plus tard, Lamartine se liera intimement avec ce chevalier de Pierreclau, âme sentimentale et chevaleresque qui avait hérité des sentiments monarchistes de son père [Jean-Baptiste Michon de Pierreclau, baron de Cenves, comte de Bertzé, seigneur de Pierreclos, né le 20 septembre 1737, marié à Saint-Étienne en Forez, le 27 avril 1767, à Marguerite Bernon de Rochetaillée ; il eut pour enfants : 1º Jean-Gabriel, marié à Jeanne-Théodore Laborier ; 2º Guillaume, marié à Nina Dézoteux ; 3º Marguerite, mariée à M. Mongeis ; 4º Jeanne, mariée au comte de Champmartin ; 5º Antoinette, mariée au comte de Regnold de Sérezin ; 6º Catherine, morte fille.
Une fille de Jean-Gabriel et de Jeanne-Théodore Laborier fut la baronne de Montailleur-Ruffo, amie de Chateaubriand, et la fille unique de M. de Champmartin épousa Niepce, l'un des inventeurs de la daguerréotypie.].
À Pierreclos, les Lamartine retrouvaient encore quelques débris de l'ancienne splendeur d'autrefois, car le vieux comte aimait la bonne chère et la musique. Demeuré très grand seigneur malgré sa fortune ébréchée, il recevait avec une urbanité un peu bourrue, et sans jamais tolérer qu'on parlât politique. Lorsqu'on touchait à ce sujet, il entrait dans des colères terribles et qui faisaient trembler les siens ; mais il aimait à ressusciter la pompe et l'étiquette de sa jeunesse. Mme de Lamartine évoquait, en le voyant, le souvenir des grands seigneurs qu'elle avait connus au Palais-Royal.
Les de Pierreclau étaient les voisins les plus habituels des Lamartine, et c'est avec eux souvent qu'on descendait jusqu'à Montceau et à Pérone, où vivaient, très retirés, François-Louis et sa sœur.
Toute cette petite vie campagnarde, humble mais bien remplie, est relatée quotidiennement dans le Journal intime. Point de grands événements, surtout point de politique. Les bruits du monde ne leur parviennent que rarement, et très affaiblis. Le nom de Bonaparte—sous lequel l'Empereur sera désigné par Mme de Lamartine—est un objet d'exécration dans ce milieu. D'ailleurs, après les vicissitudes qu'ils viennent d'éprouver, les Lamartine sont heureux du calme qu'ils possèdent maintenant et ne regrettent point le passé. Leur seul but désormais sera de vivre en repos et d'élever leurs enfants simplement et chrétiennement, dans le respect des vieilles traditions que rien chez eux n'est parvenu à effacer.
Ainsi, à résumer cette première enfance de Lamartine, qui s'étend de 1790 à 1800, on voit qu'il eut quelque raison par la suite de s'écrier romantiquement : «Et l'on s'étonne que les hommes dont la vie date de ces jours sinistres aient apporté en naissant un goût de tristesse et une
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