Les Piliers de la Terre
sans une occasion d’évoquer son
souvenir.
Il avait
de la chance d’avoir Ellen, bien sûr. Elle était unique : il y avait chez
elle quelque chose qui sortait des normes, et c’était cela qui lui donnait ce
côté fascinant. Il lui était reconnaissant de l’avoir consolé dans son chagrin,
le matin après la mort d’Agnès ; mais il regrettait parfois de ne pas
l’avoir rencontrée quelques jours – plutôt que quelques heures – après avoir
enterré sa femme. Ainsi aurait-il eu le temps de bercer tout seul son
désespoir. Il ne s’agissait pas d’observer une période de deuil – réservée aux
seigneurs et aux moines – mais il aurait eu le temps de s’habituer à l’absence
d’Agnès avant de commencer à vivre avec Ellen. Ce genre de pensées ne lui
venait pas les premiers jours quand la menace de la famine s’alliait à l’excitation
sexuelle que lui inspirait la jeune femme pour donner une sorte de griserie de
fin du monde. Mais depuis qu’il avait trouvé du travail et la sécurité, les
regrets l’assaillaient. Il lui semblait parfois, lorsqu’il pensait à Agnès, que
non seulement elle lui manquait, mais qu’il pleurait le passage de sa propre
jeunesse. Plus jamais il ne serait aussi naïf, aussi agressif, aussi affamé ni
aussi fort qu’à l’époque où il était tombé amoureux d’Agnès.
Il termina
son pain et quitta le réfectoire avant les autres pour se rendre au cloître. Il
était content de son travail là-bas : on ne pouvait plus aujourd’hui
imaginer que ce carré, trois semaines plus tôt, disparaissait sous un amas de
décombres. Le seul signe qui demeurait de la catastrophe, c’étaient des fêlures
dans certaines dalles qu’il n’avait pas pu remplacer.
Mais il y
avait encore beaucoup de poussière. Il faudrait une fois de plus arroser le
cloître puis le balayer. Il traversa l’église en ruine. Dans le transept nord,
il remarqua une porte noircie, portant des mots écrits dans la suie. Tom
déchiffra lentement et lut : « Alfred est un porc. » Voilà donc
ce qui avait mis son fils en fureur.
Une grande
quantité de bois provenant du toit ne s’était pas complètement consumée et des
poutres noircies jonchaient le sol. Tom décida d’envoyer un groupe d’ouvriers
ramasser tous ces madriers pour les ranger dans la réserve à bois. « Il
faut tout nettoyer, disait Agnès quand quelqu’un venait en visite. Il faut que
les gens soient contents que ce soit la responsabilité de Tom. » Oui, ma
chérie, songea Tom, et, souriant tout seul, il se mit au travail.
L’escorte
de Waleran Bigod fut repérée à près d’une demi-lieue à travers champs. Ils
étaient trois qui poussaient leur monture. Waleran était en tête, sur un cheval
noir, son manteau noir flottant au vent. Philip et les dignitaires du monastère
attendaient auprès de l’écurie pour les accueillir.
Philip ne
savait pas trop bien comment traiter Waleran. Celui-ci, à n’en pas douter,
l’avait trompé en ne l’informant pas de la mort de l’ancien évêque, mais, quand
la vérité était apparue, Waleran n’avait pas semblé le moins du monde honteux
et Philip n’avait pas su quoi lui dire. Il ne le savait toujours pas, mais il
se doutait qu’il n’y avait rien à gagner en se plaignant. D’ailleurs, tout cet
épisode avait été éclipsé par la catastrophe de l’incendie. Philip simplement
se méfierait de Waleran à l’avenir.
Le cheval
de Waleran était un étalon, capricieux et encore nerveux bien qu’il eût
parcouru plusieurs lieues. Tout en l’amenant jusqu’à l’écurie, Waleran lui
faisait baisser la tête pour le décontracter. Philip désapprouvait. Il était
inutile pour un ecclésiastique de faire de l’épate à cheval, et la plupart des
hommes de Dieu choisissaient des montures plus paisibles.
Waleran
sauta à terre d’un geste souple et tendit les rênes à un garçon d’écurie.
Philip l’accueillit dans les règles. Waleran se tourna et inspecta les ruines.
Un regard consterné se lut dans ses yeux et il dit : « Voilà un
incendie ruineux, Philip. » Un peu à la surprise de ce dernier, il
semblait sincèrement consterné.
Avant que
Philip ait pu répondre, Remigius intervint : « L’œuvre du diable,
monseigneur évêque, dit-il.
— Vraiment ?
fit Waleran. D’après mon expérience, le diable se trouve d’ordinaire assisté
dans ce genre de travail par des moines qui allument du feu dans l’église pour
se
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