Les Piliers de la Terre
sais. »
Aliena
frissonna. Il y avait toujours eu quelques prostituées au château –
indispensables dans un endroit où vivaient tant d’hommes sans leurs épouses –
et on les considérait plus bas encore que les balayeuses. Mais ce n’était pas
cette humiliante condition qui faisait trembler Aliena de dégoût. C’était
l’idée de voir des hommes comme William Hamleigh l’acheter pour un penny. Elle
revit ce grand corps en train de la tenir clouée au sol, les jambes écartées,
tremblante de terreur et de mépris en attendant qu’il la pénètre. Le souvenir
de cette scène lui ôta toute assurance. Elle avait le sentiment que, si elle
restait dans cette maison un instant de plus, tout allait recommencer. Affolée,
elle recula. Elle avait peur d’offenser Kate, peur de la mettre en colère.
« Je suis désolée, murmura-t-elle. Je vous en prie, pardonnez-moi, mais je
ne pourrais pas faire ça, vraiment…
— Réfléchis !
lança Kate. Reviens si tu changes d’avis. Je serai toujours là.
— Merci »,
bredouilla Aliena. Elle trouva enfin la porte, l’ouvrit et dévala l’escalier,
puis se précipita jusqu’à la cuisine. Sans oser franchir le seuil, elle
appela : « Richard ! Richard, viens ! » Pas de
réponse. L’intérieur était à peine éclairé et elle n’apercevait que quelques
vagues silhouettes féminines. « Richard, où es-tu ? »
hurla-t-elle.
Enfin il
apparut, une chope de bière dans une main, une cuisse de poulet dans l’autre.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-il, agacé d’être dérangé.
Elle le
saisit par le bras et l’entraîna. « Sors d’ici, dit-elle. C’est un
bordel ! »
Quelque
part, un rire retentit.
« On
pourrait te donner à manger, dit Richard.
— Elles
veulent que je me prostitue ! cria-t-elle.
— Très
bien, très bien », dit Richard. Il avala sa bière, posa sa coupe sur le
sol et fourra dans sa chemise les restes de la cuisse de poulet.
« Viens »,
répéta Aliena avec impatience. Son jeune frère ne semblait pas ému à l’idée qu’on
voulût transformer sa sœur en prostituée, il semblait plutôt regretter une
maison où on servait du poulet et de la bière à volonté.
A peine
sortis de la maison, ils tombèrent sur une figure de connaissance, la femme
bien mise qu’ils avaient vue à la prison, celle qui avait donné un penny au
geôlier. Il l’avait appelée Meg. Elle regarda Aliena avec une curiosité mêlée
de compassion. Aliena, fâchée et gênée, détourna les yeux. La femme lui adressa
la parole.
« Vous
avez des ennuis, n’est-ce pas ? »
Un accent
de bonté dans la voix de Meg apprivoisa Aliena.
« Oui »,
dit-elle après un silence. De gros ennuis.
— Je
vous ai vus à la prison. Mon mari y est : j’y vais tous les jours. Et
vous ?
— Mon
père est enfermé.
— Mais
vous n’êtes pas entrés ?
— Nous
n’avons pas d’argent pour payer le geôlier. » Par-dessus l’épaule
d’Aliena, Meg regarda la porte du bordel. « C’est ici que vous essayez de
trouver de l’argent ?
— Oui,
mais j’ignorais…
— Ma
pauvre petite, fit Meg. Mon Annie aurait eu votre âge si elle avait vécu…
Pourquoi ne venez-vous pas à la prison avec moi demain matin ? A nous
deux, nous verrons si nous pouvons persuader Odo de se conduire comme un
chrétien et de prendre en pitié deux enfants sans ressources.
— Oh !
Ce serait merveilleux », s’écria Aliena, touchée. Rien que cette
proposition d’aide – sans garantie de succès – lui mettait les larmes aux yeux.
Meg reprit : « Avez-vous soupe ? »
— Non.
— Venez
chez moi. Je vous donnerai du pain et de la viande. » Devant le regard
méfiant d’Aliena, elle ajouta : « Et sans contrepartie. »
Aliena la
crut. « Merci, dit-elle, vous êtes très bonne. Bien peu de gens ont été
bons avec nous. Je ne sais pas comment vous remercier.
— Inutile,
dit-elle. Venez donc. »
Le mari de
Meg était un marchand de laine. Il achetait des toisons que lui apportaient les
paysans de la campagne environnante, les entassait dans de grands sacs, dont
chacun contenait la laine de deux cent quarante moutons, et les entreposait
dans la grange, derrière sa maison. Une fois par an, quand les tisseurs
flamands envoyaient leurs agents acheter la douce et solide laine anglaise, le
mari de Meg vendait le tout et faisait expédier les sacs par Douvres et
Boulogne jusqu’à Bruges et Gand, où l’on
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