Les Piliers de la Terre
transformait la laine en draps de
qualité supérieure qu’on vendait dans le monde entier à des prix bien trop
élevés pour les paysans qui gardaient les moutons. Voilà ce que Meg raconta à
Aliena et à Richard durant le souper, avec ce chaleureux sourire qui proclamait
les vertus de la bonté.
On avait
accusé son mari de tricher sur le poids, crime que la ville prenait très au
sérieux, car sa prospérité était fondée sur une réputation d’honnêteté. A en
juger par la façon dont Meg en parlait, Aliena pensa qu’il était sans doute
coupable. L’absence du marchand n’avait pas changé grand-chose aux affaires,
car Meg avait pris sa place. D’ailleurs, en hiver, il n’y avait guère à
faire : elle s’était rendue jusqu’en Flandres pour assurer à tous les
agents de son mari que l’entreprise fonctionnait normalement ; elle avait
fait réparer la grange et profité des travaux pour l’agrandir. Quand la tonte
commencerait, elle achèterait de la laine elle-même. Elle savait en juger la
qualité et discuter un prix. Elle avait déjà été admise dans la guilde des
marchands de la ville, malgré la tâche qui souillait la réputation de son mari,
car c’était une tradition chez les marchands de s’aider quand la famille d’un
autre avait des ennuis et, au demeurant, il n’avait pas encore été reconnu
coupable.
Richard et
Aliena mangèrent sa nourriture et burent son vin, assis auprès du feu, en
bavardant jusqu’à la tombée de la nuit. Ils retournèrent alors dormir au
prieuré. Cette nuit-là, Aliena rêva de son père. Il était assis sur un trône
dans la prison, aussi grand, pâle et autoritaire que jamais, et elle devait
s’incliner devant lui comme s’il était le roi. Il l’accusait alors de l’avoir
abandonné en prison pour aller vivre dans un bordel. Scandalisée par cette
injustice, elle répliquait avec colère que c’était lui qui l’avait abandonnée.
Elle allait ajouter qu’il l’avait laissée à la merci de William Hamleigh, mais
elle répugnait à raconter l’outrage ; c’est alors qu’elle apercevait
William dans la pièce, assis sur un lit à manger des cerises. Il cracha dans sa
direction un noyau qui vint lui frapper la joue. Son père sourit et William
continua de lancer des cerises sur Aliena. Elles s’écrasaient sur son visage et
sur sa robe. La jeune fille se mit à pleurer car, bien que la robe fût vieille,
c’était la seule qu’elle possédait, et elle était maintenant toute souillée de
jus de cerise, comme des taches de sang.
La
tristesse de son cauchemar l’éveilla et elle reprit contact avec la réalité,
non sans un grand soulagement.
La lueur
de l’aube filtrait par les fentes des murs de l’hôtellerie. Tout autour d’elle,
des gens s’éveillaient, commençaient à bouger. Les moines arrivèrent bientôt,
ouvrirent les portes et les volets et les convièrent au déjeuner.
Aliena et
Richard mangèrent en hâte, puis se rendirent à la maison de Meg qui était prête
à partir. Elle avait préparé un ragoût de bœuf épicé qu’on réchaufferait pour
le souper de son mari. Aliena demanda à Richard de se charger de la lourde
marmite. Aliena aurait voulu avoir quelque chose à donner à leur père mais sans
argent, qu’aurait-elle pu trouver ?
Ils remontèrent
la grand-rue, entrèrent dans le château par la porte de derrière puis passèrent
devant le donjon et descendirent la colline jusqu’à la prison. Aliena repensait
aux paroles d’Odo : « Il est mourant. » Dévoré d’inquiétude,
elle demanda à Meg : « Est-ce que mon père va mal ?
— Je
ne sais pas, ma chérie, dit Meg. Je ne l’ai jamais vu.
— Le
geôlier dit qu’il est mourant.
— Cet
homme est mauvais comme la gale. Ce qui lui plaît, c’est de rendre les autres
malheureux. D’ailleurs, vous serez bientôt fixés. »
Malgré les
bonnes paroles de Meg, Aliena restait profondément soucieuse. Pleine
d’appréhension, elle franchit le seuil de la prison et pénétra dans la pénombre
malodorante.
Odo se
réchauffait les mains au feu qui brûlait au milieu de l’entrée. Il salua Meg de
la tête et reconnut Aliena. « Vous avez l’argent ? dit-il.
— Je
paye pour eux, annonça Meg. Voici deux pennies, un pour moi et un pour
eux. »
Une
expression sournoise se peignit sur le visage stupide d’Odo. « C’est deux
pence pour eux : un penny chacun.
— Ne
soyez pas aussi dur, fit Meg. Laissez-les entrer, sinon
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