Les Piliers de la Terre
proposition, qu’il refuserait à son tour. Ils
prendraient donc un autre verre de vin.
Aliena
observerait le même rituel avec tous ses acheteurs. A midi, elle offrirait à
dîner à tous ceux qui se trouveraient là. Quelqu’un proposerait de prendre une
grande quantité de laine à un prix à peine supérieur à ce qu’Aliena avait payé
pour l’acheter. Elle répliquerait en baissant un peu le prix qu’elle demandait.
En début d’après-midi, les affaires commenceraient à se conclure. La première
se ferait à un prix relativement bas. Les autres marchands demanderaient de
traiter au même prix, ce qu’Aliena refuserait. Son prix monterait au fil des
heures.
Aujourd’hui
elle récolterait plus d’argent que jamais. D’une part, elle avait deux fois
plus à vendre, d’autre part les prix de la laine s’envolaient. Elle comptait
acheter à Philip, cette fois encore en avance, sa production de l’année et elle
avait le secret projet de se faire bâtir une maison de pierre, avec des caves
spacieuses pour entreposer la laine, une salle commune élégante et confortable
et une jolie chambre en étage rien que pour elle. Son avenir était assuré et
elle était certaine de pouvoir aider Richard aussi longtemps qu’il aurait
besoin d’elle. Parfait.
Aussi ne
comprenait-elle pas elle-même pourquoi elle se sentait si étrangement
malheureuse.
Cela
faisait quatre ans, presque jour pour jour, qu’Ellen était revenue à
Kingsbridge. Les quatre meilleures années de la vie de Tom.
La douleur
de la mort d’Agnès s’était atténuée. Elle était toujours là, mais il n’avait
plus l’impression qu’à tout moment il risquait d’éclater en sanglots sans
raison apparente. Il continuait à tenir avec elle des conversations
imaginaires, où il lui racontait les enfants, le prieur Philip, la
cathédrale ; mais ces conversations étaient moins fréquentes. Le souvenir
doux-amer qu’il gardait de sa femme n’entachait pas son amour pour Ellen. Il
savait vivre dans le présent. Voir Ellen, lui parler et dormir avec elle
étaient des joies quotidiennes.
Il avait
été profondément blessé, le jour de la bagarre entre Alfred et Jack, que ce
dernier l’accuse de ne s’être jamais occupé de lui. Accusation qui l’avait même
frappé davantage que la terrifiante révélation à propos de l’incendie de
l’ancienne cathédrale. Cet aveu l’avait torturé des semaines, au bout
desquelles il avait conclu que Jack avait tort. Tom avait fait de son mieux, on
ne pouvait pas lui en demander davantage.
La
construction de la cathédrale était le travail le plus profondément
satisfaisant qu’il eût jamais accompli. Il était responsable du dessin et de
l’exécution. Personne n’intervenait et il n’y avait personne non plus d’autre
que lui pour subir des reproches si les choses se passaient mal. A mesure que
les puissants murs s’élevaient, avec leurs arcs élégants, leurs gracieuses
moulures et leurs sculptures raffinées, il pouvait se dire : c’est moi qui ai fait tout cela et je l’ai fait bien.
Son
cauchemar de se retrouver sur la route sans travail, sans argent et sans moyen
de nourrir ses enfants lui semblait très lointain, maintenant qu’il avait
enfoui sous la paille de la cuisine un gros coffre plein à éclater de pièces
d’argent. Il frissonnait encore au souvenir de cette froide nuit où Agnès avait
donné naissance à Jonathan, avant de mourir. Non, rien d’aussi épouvantable
n’arriverait plus jamais.
Il se
demandait parfois pourquoi Ellen et lui n’avaient pas eu d’enfants. Tous deux
avaient montré dans le passé qu’ils en étaient capables et les occasions ne
manquaient pas à Ellen d’être enceinte ; même après quatre ans de vie
commune, ils faisaient encore l’amour presque chaque soir. Il n’en éprouvait
toutefois pas de profond regret : le petit Jonathan était la prunelle de
ses yeux.
Il savait
par expérience que la meilleure façon de profiter d’une foire était de s’y
promener avec un jeune enfant, aussi emmena-t-il Jonathan y faire un tour vers
le milieu de la matinée, alors que la foule commençait à grossir. Vêtu de son
habit de moine miniature, Jonathan était une attraction à lui tout seul. Il
avait récemment réclamé de se faire tondre et Philip avait accédé à son désir –
Philip, qui était aussi attaché à l’enfant que Tom – si bien qu’il avait tout à
fait l’air d’un petit moine.
Pour
animer la
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