Les Piliers de la Terre
quittant la carrière – problème délicat, car la durée du
trajet variait entre deux et quatre jours et les occasions de vol ne manquaient
pas. Une autre fois, les maçons venaient se plaindre à lui que les menuisiers
ne faisaient pas convenablement leur travail. Les difficultés les plus ardues
concernaient la technique : comment, par exemple, élever des tonnes de
pierres jusqu’en haut des murs avec des machines improvisées fixées à de frêles
échafaudages ? Tom le bâtisseur discutait avec Jack d’égal à égal.
Apparemment, il avait pardonné à Jack ce violent discours où le jeune homme lui
avait reproché de n’avoir jamais rien fait pour lui. Et Tom se comportait comme
s’il avait oublié le secret de l’incendie. Ils travaillaient ensemble dans la
bonne humeur et les journées passaient vite. Même les ennuyeux offices
paraissaient moins longs car Jack avait toujours l’esprit occupé par quelque
délicate question en cours. Ses connaissances augmentaient rapidement. Au lieu
de passer des années à tailler des pierres, il apprenait à concevoir les plans
d’une cathédrale. On n’aurait pu rêver meilleur enseignement pour quelqu’un qui
voulait devenir maître bâtisseur. Pour cela, Jack était prêt à bâiller durant
autant de matines qu’on voudrait.
Le soleil
pointait par-dessus le mur est de l’enceinte. Tout était en ordre sur le
chantier. Les négociants qui avaient passé la nuit avec leurs marchandises
commençaient à plier leurs couvertures et à sortir leurs articles. Les premiers
clients n’allaient pas tarder. Un boulanger passa devant Jack, portant sur sa
tête un plateau chargé de miches fraîches. L’odeur du pain lui fît venir l’eau
à la bouche. Il fit demi-tour et regagna le monastère, se dirigeant vers le
réfectoire où on allait bientôt servir le déjeuner.
Les
premiers clients étaient les parents des marchands et les gens de la ville,
tous curieux d’assister à la première foire aux toisons de Kingsbridge, mais
peu disposés à acheter. Les plus économes s’étaient bourrés de pain de son et
de porridge avant de partir de chez eux pour éviter d’être tentés par les plats
fortement épicés et vivement colorés qui s’offraient sur les éventaires. Les
enfants se promenaient partout les yeux écarquillés, éblouis par ces étalages
pleins d’attrait. Une prostituée optimiste et matinale, aux lèvres rouges comme
ses bottes, trottinait en décochant des sourires engageants à des hommes entre deux
âges, mais à cette heure-là, elle ne trouvait pas preneur.
Aliena
observait le spectacle de derrière son comptoir, l’un des plus grands. Au cours
des semaines précédentes, elle avait pris livraison de toute la production
annuelle de toisons du prieuré de Kingsbridge – la laine pour laquelle elle
avait payé cent sept livres l’été d’avant. Elle avait aussi, comme toujours,
acheté aux fermiers, plus nombreux cette année que d’habitude, à cause de
l’interdiction faite par William Hamleigh à ses locataires d’aller vendre
directement à la foire de Kingsbridge. Parmi les marchands auxquels ils
s’étaient adressés, c’était Aliena qui avait fait le plus d’affaires. Elle
avait si bien réussi qu’elle était à court d’argent liquide et qu’elle avait dû
emprunter quarante livres à Malachi. Aujourd’hui, dans l’entrepôt derrière son
éventaire, elle avait cent soixante sacs de laine brute, provenant de quarante
mille moutons, qui lui avaient coûté plus de deux cents livres. Mais elle les
vendrait pour trois cents, ce qui représentait un bénéfice suffisant pour payer
les gages d’un maçon qualifié pendant plus d’un siècle. L’ampleur même de son
affaire la stupéfiait chaque fois qu’elle pensait en chiffres.
Elle ne
s’attendait pas à voir ses acheteurs avant midi. Il n’y en aurait que cinq ou
six, qui se connaissaient tous entre eux. Elle offrirait à chacun une coupe de
vin et bavarderait un moment avec eux. Ensuite, elle leur montrerait sa laine.
L’acheteur lui demanderait d’ouvrir un sac ou deux – jamais, bien sûr, celui qui
était en haut de la pile. Il tirerait du fond du sac une poignée de laine dont
il effilocherait les brins pour en déterminer la longueur, les frotterait entre
le pouce et l’index pour s’assurer de leur douceur et les reniflerait. Enfin,
il proposerait pour tout le stock un prix ridiculement bas, qu’Aliena
refuserait. Elle lui ferait sa
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