Les Piliers de la Terre
Il
pensait à Agnès et suivait la piste d’un souvenir resurgi, il souriait tout
seul, puis se tournait pour lui raconter ce qu’il venait de se rappeler ;
alors le choc de son absence le frappait comme une douleur physique. Il se
sentait désemparé, incapable de croire à ce qui venait d’arriver. Pourtant,
c’était la chose la plus ordinaire du monde pour une femme de son âge de mourir
en couches et pour un homme de son âge de rester veuf. Il avait pourtant
l’impression d’avoir été amputé d’une partie de lui-même et il ne pouvait pas
se faire à l’idée que ce fût pour toujours.
Il
essayait de ne plus penser à elle, mais il se rappelait sans cesse son visage
avant de mourir. Il se le rappelait tendu par l’effort de l’accouchement, puis
éclairé de fierté à la vue du nouveau-né. Il se rappelait qu’elle lui avait dit
ensuite : J’espère que tu bâtiras ta cathédrale, et puis : Bâtis pour
moi une belle cathédrale. Elle avait dit cela comme si elle savait qu’elle
mourait.
Tout en
marchant, il ne cessait de penser au bébé qu’il avait abandonné, enveloppé dans
une moitié de manteau, couché sur une tombe fraîche. Sans doute était-il encore
en vie, à moins qu’un renard ne l’eût déjà repéré. Mais il mourrait avant le
matin. Il pleurerait un moment, puis fermerait les yeux et la vie s’échapperait
de lui tandis qu’il se refroidirait dans son sommeil.
A moins
qu’un renard ne l’eût repéré.
Tom ne
pouvait rien pour le bébé. Il avait besoin de lait pour survivre et il n’y en
avait pas : pas de village où chercher une nourrice, pas de brebis, de
chèvres ni de vaches pour en fournir l’équivalent. Tout ce que Tom avait à lui
donner, c’était des navets, qui le tueraient aussi sûrement que le renard.
Plus le
temps passait, plus il lui semblait abominable d’avoir abandonné le bébé. C’était
une pratique assez courante, il le savait : les paysans avec de grandes
familles et de petites fermes laissaient souvent les bébés mourir en plein air,
et le curé parfois faisait semblant de ne pas voir. Mais Tom n’était pas de ces
gens-là. Il aurait dû porter son fils dans ses bras jusqu’à ce qu’il meure et
puis l’enterrer. Ça ne rimait à rien, bien sûr, mais tout de même c’aurait été
la chose à faire.
Il se
rendit compte que le jour était levé.
Il
s’arrêta soudain.
Les
enfants l’imitèrent et se tournèrent vers lui. Ils étaient prêts à tout, plus
rien n’était normal.
« Je
n’aurais pas dû abandonner le bébé, dit Tom.
— Mais
nous ne pouvons pas le nourrir, protesta Alfred. Il est condamné à mourir.
— Tout
de même, dit Tom, je n’aurais pas dû le laisser.
— Retournons »,
suggéra Martha.
Il fit
demi-tour. « C’est cela, dit Tom. Retournons là-bas. »
Maintenant
tous les dangers qu’il avait quelques instants plutôt essayé d’oublier lui
paraissaient des plus menaçants. Sûrement qu’un renard avait trouvé le bébé et
l’avait entraîné jusqu’à sa tanière. Ou même un loup. Les ours étaient
dangereux aussi, même s’ils ne mangeaient pas de viande. Et les hiboux ?
Un hibou ne pouvait pas emporter un bébé, mais il pouvait lui crever les yeux…
Il hâtait
le pas, étourdi d’épuisement et de faim. Martha était obligée de courir pour
tenir l’allure. Pourtant, elle ne se plaignait pas.
Il
redoutait ce qu’il allait peut-être voir en arrivant sur la tombe. Les
impitoyables prédateurs sans merci devinaient très vite une créature sans
défense.
Il ne
savait plus très bien jusqu’où ils avaient marché : il avait perdu le sens
du temps. Il ne reconnaissait plus la forêt alors qu’il venait de la traverser.
Il cherchait d’un œil inquiet l’emplacement de la tombe. Le feu n’avait
certainement pas pu s’éteindre déjà : il était si énorme… Il inspecta les
arbres, essayant d’identifier les marronniers aux feuilles si reconnaissables.
Puis ils prirent un tournant dont il ne se souvenait pas et il commença à se
demander avec angoisse s’il n’avait pas déjà dépassé la tombe sans la
voir ; enfin il crut apercevoir devant lui une faible lueur orange.
Son cœur
défaillit. Il hâta le pas et plissa les yeux. Oui, c’était bien un feu. Il se
mit à courir. Il entendit Martha éclater en sanglots et il cria par-dessus son
épaule : « Nous y sommes ! » et il entendit les deux
enfants le rejoindre en courant.
Il
s’arrêta
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