Les Piliers de la Terre
avaient ouvert de nouveaux ; des ruisseaux avaient
changé de cours ; de vieux arbres étaient tombés et les jeunes avaient
grandi. Les distances aussi s’étaient modifiées : elles semblaient plus
petites et les collines moins abruptes. Surtout, Jack se sentait étranger. Et
cette impression se transformait en angoisse, car il n’avait aucune idée de
l’endroit où se trouvaient les hors-la-loi.
Il avait
parcouru à cheval une grande partie du chemin, mais il dut mettre pied à terre
dès qu’il eut quitté la grand-route, car les basses branches l’empêchaient de
chevaucher. Ce retour sur les lieux de son enfance lui inspirait une tristesse
tout à fait irraisonnée. Sa vie était devenue tellement problématique :
son amitié en dents de scie avec le prieur Philip : son amour frustré pour
Aliena ; sa dévorante ambition de bâtir la plus belle cathédrale du
monde ; l’ardent besoin de découvrir la vérité à propos de son père…
Il se
demanda si sa mère avait changé depuis deux ans qu’il était parti. Il avait
hâte de la revoir. Lui-même se débrouillait bien tout seul, mais c’était si
rassurant d’avoir dans sa vie quelqu’un qui est toujours prêt à se battre pour
vous. Ce réconfort lui avait beaucoup manqué.
Il lui
avait fallu la journée entière pour atteindre l’endroit de la forêt où ils
vivaient autrefois. Le bref après-midi d’hiver touchait maintenant à sa fin. Il
allait devoir renoncer à chercher leur vieille grotte pour s’abriter durant la
nuit. Il ferait froid. Pourquoi suis-je si angoissé ? se demanda-t-il.
Autrefois je passais toutes mes nuits dans la forêt.
Ce fut
elle qui le trouva.
Il était
sur le point de renoncer. Une piste étroite, presque invisible, utilisée sans
doute seulement par les blaireaux et les renards, s’arrêtait devant un buisson
touffu. Il n’avait d’autre solution que de revenir sur ses pas. Il fit pivoter
son cheval et se trouva face à elle.
« Tu
as oublié comment on se déplace sans bruit dans la forêt, dit-elle. Je
t’entendais à une demi-lieue. »
Jack
sourit. Elle n’avait pas changé. « Bonjour, mère », dit-il. Il posa
un baiser sur sa joue puis, dans un élan d’affection, la serra dans ses bras.
Elle
toucha son visage. « Tu es plus mince que jamais. »
Ellen
était brune et éclatante de santé, les cheveux encore drus et sombres, sans un
fil gris. Ses yeux avaient la même couleur dorée et ils semblaient voir
jusqu’au fond de l’âme de Jack. « Tu n’as pas changé, dit-il.
— Où
es-tu allé ?
— A
Compostelle, et même plus loin, jusqu’à Tolède.
— Aliena
est partie à ta recherche…
— Elle
m’a trouvé. Grâce à toi.
— Tant
mieux, dit-elle en souriant. Je suis si heureuse. »
Elle le
conduisit à travers la forêt jusqu’à la grotte, à une demi-lieue à peine. Peu à
peu Jack retrouvait ses souvenirs. Un feu de bois flambait et trois torches
crachotaient une flamme tremblotante. Ellen lui offrit une chope du cidre
qu’elle faisait avec des pommes sauvages et du miel, et ils firent rôtir
quelques châtaignes. Jack, qui savait de quoi manque un habitant de la forêt et
qu’il ne peut pas fabriquer seul, avait apporté à sa mère des couteaux, de la
corde, du savon et du sel. Elle se mit à dépouiller un lapin. « Comment
vas-tu, mère ? demanda-t-il enfin.
— Bien »,
répondit-elle machinalement. Puis elle précisa d’un ton grave : « Je
pleure toujours Tom le bâtisseur. Je n’ai pas envie d’un autre mari.
— Es-tu
heureuse de cette vie dans la forêt ?
— Oui
et non. J’ai l’habitude de vivre ici, j’aime être seule. Je n’ai jamais
supporté que des prêtres touche-à-tout me dictent ma conduite. Mais vous me
manquez, toi, Martha et Aliena – et je regrette de ne pas voir davantage mon
petit-fils, ajouta-t-elle en souriant. Mais je ne pourrai jamais revenir vivre
à Kingsbridge. Pas après avoir jeté la malédiction sur un mariage chrétien. Le
prieur Philip ne me pardonnera jamais. Enfin, je n’aurai pas tout raté si j’ai
réussi à vous réunir, Aliena et toi. » Elle leva les yeux sur Jack et,
avec un sourire tendre, demanda : « Alors, comment trouves-tu la vie
d’homme marié ?
— Eh
bien, fit-il d’un ton hésitant, nous ne sommes pas mariés. Aux yeux de
l’Église, Aliena est toujours la femme d’Alfred.
— Ne
sois pas stupide. L’Eglise n’y connaît rien !
— Les
prêtres savent
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