Les Piliers de la Terre
suis mal placé pour faire des reproches à Philip,
car j’ai commis la même erreur. »
Cette
déclaration piqua la curiosité de Jonathan. « Comment cela ?
— J’ai
annoncé aux hommes le programme d’austérité avec autant de brusquerie et aussi
peu de tact que Philip quand il m’en a parlé. »
Voilà. Il
laisserait Jonathan méditer cet aveu, qui déjà semblait troubler le jeune
homme. La graine était semée. Jack décida d’en rester là.
Il
s’éloigna et revint à sa planche à tracer. L’ennui, se dit-il en reprenant son
matériel de dessin, c’était que Philip jouait le rôle de pacificateur de la
ville. En temps normal, c’était lui qui jugeait les délinquants et qui
arbitrait les disputes.
On n’avait
pas l’habitude de le voir impliqué en personne dans une querelle. Il faudrait
donc que quelqu’un d’autre arbitre le conflit cette fois. Et le seul à qui Jack
pouvait penser, c’était lui-même. En tant que maître bâtisseur, il était
l’intermédiaire capable de s’adresser aux deux parties sans que l’on puisse
mettre en doute ses mobiles : il voulait continuer à bâtir.
Il passa
le reste de la journée à réfléchir. Une question revenait comme un leitmotiv à
son esprit : qu’allait faire Philip ?
Le
lendemain, il se sentit prêt à affronter le prieur.
C’était un
jour froid et humide. En début d’après-midi. Jack alla rôder sur le chantier
abandonné, le capuchon de son manteau rabattu sur sa tête, faisant semblant
d’examiner les fissures du triforium (un problème qui n’avait pas encore trouvé
de solution), et attendit de voir Philip sortir du cloître pour gagner sa
maison d’un pas rapide. Jack le suivit.
La porte
du prieur étant toujours ouverte, Jack frappa et entra. Philip était agenouillé
devant le petit autel dressé dans un coin. On aurait pu penser qu’il priait
suffisamment à l’église presque toute la journée et la moitié de la nuit sans
avoir à recommencer chez lui, songea Jack. Il n’y avait pas de feu dans la
cheminée : Philip faisait des économies. Jack attendit en silence que le
moine se lève. Puis il dit : « Il faut en finir. »
Des plis
durs creusaient le visage habituellement aimable du prieur. « Je n’y vois
aucune difficulté, dit-il d’un ton glacial. Les maçons peuvent reprendre le
travail quand ils le voudront.
— A
vos conditions. »
Philip ne
répondit pas.
« Ils
ne reviendront pas à vos conditions, continua Jack, et ils n’attendront pas éternellement
que vous entendiez raison. » Il s’empressa d’ajouter : « Ou ce
qu’ils croient être la raison.
— Ils
n’attendront pas éternellement ? répéta Philip. Où iront-ils quand ils en
auront assez d’attendre ? Ils ne trouveront de travail nulle part ailleurs.
S’imaginent-ils que Kingsbridge est le seul endroit où on souffre de la
famine ? C’est la même chose dans toute l’Angleterre. Pas un chantier qui
ne réduise ses frais !
— Alors,
demanda Jack, vous allez attendre qu’ils reviennent en rampant implorer votre
pardon ?
— Je
n’obligerai personne à ramper, dit le prieur en détournant les yeux. Je ne
crois pas t’avoir jamais donné l’exemple d’une telle attitude.
— En
effet, et c’est pourquoi je suis venu vous voir, enchaîna Jack. Je sais que
vous ne voulez pas humilier ces hommes : ce n’est pas dans votre nature.
D’ailleurs, s’ils revenaient pleins de rancœur et avec un sentiment de défaite,
ils travailleraient mal. Alors, à mon point de vue comme au vôtre, nous devons
leur permettre de sauver la face. Ce qui signifie faire des concessions. »
Jack
retint son souffle. C’était maintenant ou jamais. Si Philip ne cédait pas,
l’avenir s’annonçait mal.
Philip
considéra longuement son interlocuteur. Jack vit la raison lutter avec les
sentiments sur le visage du prieur dont l’expression enfin s’adoucit
« Asseyons-nous », dit Philip.
Maîtrisant
un soupir de soulagement, Jack obéit. Il avait préparé ce qu’il dirait
ensuite : il ne répéterait pas les fautes de tact qui avaient choqué les
ouvriers. « Ce n’est pas la peine de modifier votre arrêt des achats de
matériaux, commença-t-il. De même, le moratoire pour les nouveaux engagements
peut être maintenu : personne ne s’y oppose. Je pense aussi qu’on peut
persuader les ouvriers d’accepter de chômer les jours de fête des saints, s’ils
obtiennent des concessions dans d’autres
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