Les Piliers de la Terre
temps-là reviendra dès aujourd’hui, se dit-elle. Si je réussis mon coup.
Elle avait
prétendu avec assurance : La comtesse me doit une faveur, et elle
déteste son mari , mais durant la longue chevauchée nocturne, elle avait
pensé à tout ce qui pourrait mal tourner. D’abord, il n’était pas certain
qu’elle puisse entrer dans le château. A supposer que quelque chose ait mis la
garnison en alerte, les gardes se montreraient méfiants ; elle pourrait
aussi avoir la malchance de tomber sur une sentinelle entêtée. Et puis, même
une fois à l’intérieur, rien ne disait qu’elle parviendrait à persuader
Elizabeth de trahir son mari. Cela faisait déjà un an et demi qu’Aliena avait
rencontré Elizabeth pendant l’orage. Avec le temps, les femmes s’habituaient
aux hommes les plus abominables et peut-être celle-ci avait-elle fini par
accepter son sort. Et enfin, même si Elizabeth était bien disposée envers elle,
elle pourrait ne pas avoir l’autorité ni le cran de faire ce que lui
demanderait Aliena. Lors de leur rencontre, elle ressemblait à une petite fille
effrayée. La garde du château refuserait peut-être de lui obéir.
Aliena
transpirait de peur en franchissant le pont-levis : elle voyait et elle
entendait tout autour d’elle avec une clarté anormale. La garnison s’éveillait
tout juste. Quelques gardes aux yeux encore rouges de sommeil traînaient sur
les remparts, bâillant et toussant ; un vieux chien se grattait, assis
devant la porte. Aliena rabattit son capuchon pour dissimuler son visage, au
cas où quelqu’un la reconnaîtrait, et elle passa sous la voûte.
La sentinelle
nonchalante de service à l’entrée dévorait un gros quignon de pain, assise sur
son banc. Il avait les vêtements en désordre et son ceinturon pendait à un
crochet au fond de la pièce. Le cœur serré, avec un sourire qui dissimulait son
angoisse, Aliena lui montra son panier d’œufs.
D’un geste
impatient, il lui fit signe de passer.
Elle avait
franchi le premier obstacle !
La
discipline était relâchée. La garde, il est vrai, ne représentait qu’une force
symbolique tandis que les meilleurs hommes allaient à la guerre.
Aliena
traversa la basse-cour, les nerfs tendus à craquer. C’était très bizarre
d’arriver en étrangère dans cet endroit qui avait été sa maison, de se glisser
subrepticement là où jadis elle circulait librement. Elle regarda autour
d’elle, prenant soin de ne pas se montrer trop ouvertement curieuse. La plupart
des bâtiments de bois avaient changé : les écuries étaient plus grandes,
on avait déplacé la cuisine et il y avait une nouvelle armurerie en pierre.
Tout semblait plus sale qu’autrefois. La chapelle était toujours là, la
chapelle où Richard et elle s’étaient réfugiés pendant la terrible tempête. Une
poignée de serviteurs commençaient leurs tâches matinales. Un ou deux hommes
d’armes déambulaient dans l’enceinte. Ils avaient l’air menaçant… ou se
faisait-elle des idées ?
Si son
plan réussissait, dès ce soir elle serait de nouveau maîtresse de ce château.
Par moments, elle ne croyait plus à ce rêve impossible.
Elle entra
dans la cuisine. Un garçon chargeait le feu tandis qu’une jeune fille coupait
des carottes. Aliena leur fit un grand sourire en annonçant : « Deux
douzaines d’œufs tout frais. » Elle posa son panier sur la table.
« Le
cuisinier n’est pas encore levé, répondit le garçon. Il va falloir attendre
pour te faire payer.
— Est-ce
que je peux avoir un bout de pain pour mon déjeuner ?
— Dans
la grande salle.
— Merci. »
Elle
laissa son panier et ressortit.
En passant
le second pont-levis donnant accès à l’enceinte supérieure, elle sourit au
garde de faction. Il avait les cheveux en bataille, les yeux injectés de sang.
Il la toisa de la tête aux pieds. « Où vas-tu comme ça ? fit-il d’un
ton guilleret.
— Déjeuner,
répondit-elle sans s’arrêter.
— J’ai
quelque chose à manger pour toi, lui lança-t-il d’un air égrillard.
— Attention,
je pourrais le croquer », répliqua-t-elle par-dessus son épaule.
Il ne la
soupçonna pas un instant. Dans l’esprit des hommes, une femme ne pouvait pas
être dangereuse. Quelle sottise ! Les femmes étaient capables de presque
tout ce que faisaient les hommes. Qui prenait tout en main quand les hommes
étaient à la guerre ou en croisade ? Il y avait des femmes charpentiers,
teinturiers,
Weitere Kostenlose Bücher