Les Piliers de la Terre
tanneurs, boulangers et brasseurs. Aliena pour sa part avait été
un des marchands les plus importants du comté. Les responsabilités d’une
abbesse, à la tête d’un couvent de religieuses, étaient exactement les mêmes
que celles d’un abbé. N’était-ce pas une femme, l’impératrice Maud, qui avait
déclenché une guerre civile de quinze ans ! Malgré cela, ces abrutis de
gardes n’auraient jamais soupçonné une femme d’être un agent ennemi, parce que
ce n’était pas normal dans leur monde d’hommes.
Elle monta
en courant les marches du donjon et entra dans la salle commune. Il n’y avait
pas de serviteur à la porte, sans doute parce que le maître était absent. A
l’avenir, je m’assurerai de la présence d’un domestique à l’entrée, se promit
Aliena, que le maître soit là ou pas.
Quinze ou
vingt personnes déjeunaient autour d’une table. On lui jeta un coup d’œil
indifférent. La salle était très propre, remarqua-t-elle, et on y observait une
ou deux touches féminines : des murs fraîchement passés à la chaux, des
herbes odorantes mêlées à la paille sur le sol. Elizabeth avait modestement
laissé sa marque. C’était encourageant.
Sans
parler aux convives autour de la table. Aliena traversa la salle jusqu’à
l’escalier du coin, comme si sa présence était la plus naturelle du monde, tout
en s’attendant à être interpellée d’un instant à l’autre. Elle arriva au pied
de l’escalier sans attirer l’attention. Puis, comme elle grimpait en courant
vers les appartements du premier étage, elle entendit quelqu’un crier :
« Hé ! toi ! Interdit d’aller là-haut ! » Elle arriva
à l’étage, hors d’haleine. Elizabeth dormait-elle dans la grande pièce qu’occupait
autrefois le père d’Aliena ? Ou bien avait-elle son lit dans l’ancienne
chambre d’Aliena ? Elle hésita un instant, le cœur battant. Elle supposa
que William était lassé d’Elizabeth et qu’il la laissait dormir chez elle.
Aliena frappa et ouvrit la porte.
Elle ne
s’était pas trompée. Assise auprès du feu, Elizabeth, en chemise de nuit, se
brossait les cheveux. Elle leva les yeux d’un air étonné, puis reconnut Aliena.
« C’est vous ! fit-elle. Quelle surprise ! » Elle avait
l’air enchanté.
Aliena
entendit des pas lourds dans l’escalier derrière elle. « Je peux
entrer ? demanda-t-elle.
— Bien
sûr… et bienvenue ! »
Aliena se
glissa dans la pièce et s’avançait vers Elizabeth lorsqu’un homme entra sur ses
talons. « Dis donc, où est-ce que tu te crois ? » et
s’approchant d’Aliena fit mine de la prendre par le bras.
« Reste
où tu es ! » ordonna Aliena de son ton le plus autoritaire. L’homme
hésita. « Je viens voir la comtesse avec un message du comte William et tu
l’aurais su plus tôt si tu avais gardé la porte au lieu de te bourrer de pain
de son. »
L’homme
baissa la tête.
« Tu
peux disposer, Edgar, intervint Elizabeth. Je connais cette dame.
— Très
bien, madame. » Le garde sortit.
Voilà,
songea Aliena, je suis entrée !
Elle
examina les lieux, le temps que son cœur reprenne un rythme normal. La chambre
n’avait pas beaucoup changé : il y avait des pétales séchés dans un bol,
une jolie tapisserie au mur, des livres et un coffre à vêtements. Le lit était
au même endroit – c’était d’ailleurs celui d’Aliena – et sur l’oreiller
reposait une poupée de chiffon tout comme jadis la sienne. Aliena se sentit
soudain vieille.
« C’était
ma chambre, dit-elle.
— Je
sais », répondit Elizabeth.
Aliena
était surprise. Elle n’avait pas parlé à Elizabeth de son passé.
« J’ai
tout appris de vous depuis ce terrible orage, expliqua la jeune comtesse. Je
vous admire tant. »
Les choses
commençaient bien.
« Et
William ? interrogea Aliena. Êtes-vous plus heureuse avec
lui ? »
Elizabeth
détourna la tête. « Oh ! j’ai ma chambre maintenant et il est souvent
absent. En fait, tout va beaucoup mieux. » Sur ces mots, elle éclata en
sanglots.
Aliena
s’assit au bord du lit et prit la jeune femme par les épaules. Entre deux
sanglots, Elizabeth haletait : « Je… le… déteste ! Je… voudrais…
être… morte ! »
Son
chagrin était si pitoyable, elle était si jeune qu’Aliena elle-même sentait les
larmes lui piquer les yeux. Dire que le sort d’Elizabeth aurait pu être le
sien ! Elle la berça comme elle l’aurait fait avec
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