Les Poilus (La France sacrifiée)
Oulchy-le-Château où le général Duchêne avait installé son QG.
Avec quelles troupes ? Seules des automitrailleuses et des cavaliers démontés couraient les routes de forêt. Des bribes de divisions étaient arrêtées à La Fère, encadrées par les officiers de cuirassiers du divisionnaire de La Tour. Le général Zende arrêtait les traînards et les fuyards, et leur rendait courage comme avant la bataille de la Marne. Mais les armes manquaient. Le commandant Jacottet a vécu la retraite de l’excellente 13 e division. Les mitrailleurs jetaient leurs armes dès qu’ils n’avaient plus de bandes. Dans les meilleurs cas, ils les sabotaient, pour qu’elles ne servent pas à l’ennemi. Les tromblons de grenades étaient abandonnés au bord des routes, ainsi que les fusils-mitrailleurs. Les soldats ne conservaient symboliquement que leurs fusils à baïonnette, même s’ils n’avaient plus de cartouches. Pour ne pas être arrêtés comme fuyards.
Les hommes en retraite n’étaient pas assez nombreux pour offrir une ligne de résistance. Les travailleurs de la territoriale abandonnaient sur ordre les tranchées fraîchement creusées pour prendre le Lebel et garder la voie de chemin de fer de Fismes à La Fère, par où les Allemands pouvaient surgir. L’ennemi ne manquait pas de faire sauter à coups de canon ce dernier verrou. Les Français venaient d’exposer dix-sept divisions sans protection aux coups de von Hutier.
Plus d’obstacle avant la Marne. Avant Paris.
*
Le 28 mai, la situation semble désespérée et surprend Ludendorff, qui n’aurait pas cru la victoire aussi facile sur ce front qu’il fait immédiatement renforcer par quarante divisions nouvelles.
Une armée entière, la V e du général Micheler, est alors dirigée vers Dormans, pour protéger le verrou de Reims. Le général, offensif de nature et de doctrine, a constaté avec colère, à son arrivée sur le front, que de nombreux bataillons reculaient sans combattre, dans un souci d’alignement. Les Allemands sont heureux de cette tactique, qui n’empêche pas l’avance de leurs groupes d’assaut dilués, impossibles à localiser pour l’artillerie, infiltrés de partout et attaquant les Français par-derrière en commandos silencieux d’hommes invisibles, le casque recouvert de feuillage, le visage masqué de suie.
Les poilus reculent parce qu’ils ont constamment l’impression d’être encerclés. Dans certaines divisions, ils se rendent aussi trop facilement, au point que Pétain fait savoir que les prisonniers « seront l’objet de poursuites à leur retour ». Les chefs exigent désormais qu’ils résistent jusqu’au bout par petites unités, autour de points de résistance, sans se soucier de l’alignement.
« Je n’admets qu’une manière de rétablir l’alignement, disait le major-général Anthoine, c’est la contre-attaque immédiate dans le flanc des éléments ennemis aventurés. »
Les généraux Micheler et Degoutte deviennent menaçants : les chefs aussi, promettent-ils, seront châtiés. Franchet d’Esperey donne les ordres les plus sévères pour tenir les ponts de la Marne : « Chaque officier responsable prendra ses dispositions pour faire sauter le pont dès que le premier Boche mettra le pied dessus. Au besoin, il se fera sauter avec. » Duchêne ajoute son grain de sel : « La nervosité fait voir du Boche partout. Il est honteux qu’une troupe, même faible, se replie devant ces infiltrations. » Il faut coller à l’ennemi « et chercher toutes les occasions de lui tuer du monde ». Pétain lui a donné les ordres les plus sévères : « Résistez où vous êtes. N’hésitez pas à employer la violence s’il était nécessaire. »
Les Français et les Anglais se rendaient en effet par milliers. Il fallait arrêter la débandade et obtenir de Foch la X e armée de réserve et de Haig le mouvement des neuf divisions françaises en ligne dans les Flandres. Pétain se plaignait, en langage d’état-major, de l’insuffisance de ses disponibilités : « L’absence de volant, écrivait-il, m’empêchera de continuer le jeu de la noria. » Le « jeu » supposait une fois de plus le sacrifice de milliers de fantassins. Ils manquaient à la machine de guerre. « Debout, les héros de la Marne ! » lançait le général en chef.
Les héros étaient-ils morts, ou fatigués ? La seconde bataille de la Marne, déjà engagée, risquait de tourner à la
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