Les Poilus (La France sacrifiée)
massacrer pour la conquête d’un bois qu’ils avaient dû évacuer peu après.
« Que de vies humaines sacrifiées ! » commentait l’engagé volontaire d’août 1914, Le 14 avril, il avait assisté à un conseil de guerre tenu dans le baraquement du foyer du soldat. Une avocate aux cheveux courts, très décolletée, assurait la défense d’un soldat accusé d’abandon de poste. « Pendant que les sentences sont en suspens, dit André, cette jeune personne fait des sourires et minaude, et n’a pas l’air de se rendre compte du tout que la vie du type est sur le feu. » Les autres avocats, des militaires, sont « encore plus piteux ». André enrage. Le soldat est condamné à mort. Un autre à vingt ans de travaux forcés pour le même motif mais avec circonstances atténuantes, le troisième, un major « vraiment trop débrouillard », écope de quinze ans de bagne. Ces sentences trop lourdes, André les qualifie de « pathétiques ».
Cela ne l’empêche pas de renouer les fils rompus sur le front, et de se glisser dans les boyaux. Il maudit la guerre et ses horreurs, mais continue sa tâche sans faiblir, comme s’il n’y avait rien d’autre à faire qu’à tenir et survivre jusqu’à la fin. Il est en position sur le front de Champagne quand éclatent les premiers coups de canon de l’offensive de la fin mai. Le bombardement est formidable : de 21 h 30 à 4 heures du matin, sans discontinuer. Toutes les lignes téléphoniques sont coupées, les batteries de 75 hachées, les artilleurs presque tous blessés ou tués. André Léautey a perdu la ligne.
Son journal s’arrête au soir du lundi 27 mai.
*
Celui de Louis Masgelier n’est plus tenu régulièrement après le 16 avril 1918. Son fils s’est interrogé sur ce silence. « La pudeur, la lassitude, peut-être un certain dégoût, écrit-il, ont alors arrêté sa main. » Son camarade Arnaud avait été tué sous un hangar d’un éclat d’obus ricochant sur la route. Il n’avait pas reçu, en quatre ans de front, une seule blessure. Était-il assez las de la boue des tranchées d’avril en Picardie, des morts et des blessés relevés chaque jour, de ceux qui restaient en place, du crâne ouvert d’un cadavre qui lui barrait la route, alors qu’il descendait de Ressons-sur-Matz ?
Il avait été enfin nommé caporal, le 16 avril. Cette promotion tant attendue ne l’émouvait plus. « Ma vie a-t-elle été influencée par cette nomination ? Non, bien peu », disait-il. Il devait être pourtant cité à l’ordre de la 62 e division et ne passait pas pour un mauvais soldat puisqu’il finirait aspirant.
Une seule offensive avait suffi pour lui apprendre à maudire la guerre.
En mai 1918, à vingt ans, il était déjà un ancien et nombre de ses camarades étaient morts. À sa division, la 62 e , les pertes avaient été telles que les trains conduisaient les survivants dans un secteur calme de Saint-Dié, dans les Vosges. Mais combien d’autres unités entraient en ligne ? Les « bleuets », dans les blés de Champagne, n’étaient pas encore tous moissonnés. Il en restait assez sous les armes pour sauver Paris.
Les poilus n’avaient pas le choix. Ils devaient tenir les lignes et ouvrir l’œil. Au Chemin des Dames, ceux de la VI e armée montaient la garde. Le général Duchêne ne croyait pas à une offensive. Les Allemands avaient pris toutes les précautions pour dissimuler leur approche. Les divisions d’attaque de l’ennemi n’étaient à pied d’œuvre que la dernière nuit. Elles marchaient sans bruit sous la lune et s’abritaient le jour dans les creutes et les abris, les pattes d’épaulettes décousues et sans insignes. À peine avait-on repéré sur les routes quelques uniformes de la Garde « circulant par petits paquets ». Des interrogatoires de prisonniers signalaient que les soldats d’élite « étaient sans enthousiasme », mais que ces professionnels connaissaient bien le secteur, où ils avaient combattu un an auparavant.
Duchêne ne demandait pas de renforts. Les coloniaux de la 45 e division gardaient Reims et des Anglais du 9 e corps, décimé dans l’armée Gough, cueillaient le muguet sur le plateau de Craonne, bien persuadés qu’ils ne couraient aucun danger dans ce secteur désormais des plus calmes. Pourtant Duchêne avait mis en place un dispositif pour faire sauter les ponts de l’Aisne à la première alerte. « Demain, peut-être, disait-il le 23 mai, la
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