Les Poilus (La France sacrifiée)
ont abandonné leurs appareils, se prélassent dans des limousines, tous feux allumés.
La colonne de Renn doit faire place aux officiers et aux longues files d’artilleurs à cheval qui font claquer leur fouet. Les soldats les injurient : ces canons lourds tiennent toute la place. Il faut avancer en file indienne dans la boue des fossés. Certains officiers de l’artillerie impériale ne peuvent se résoudre à abandonner leurs armes à l’ennemi. Ils ont hâte de les cacher dans leurs casernes.
À l’approche de la nuit, la colonne épuisée pénètre enfin dans Aix-la-Chapelle, la première ville allemande. Toutes les maisons sont pavoisées aux couleurs impériales. Un colonel arrête la colonne, demande aux officiers de faire rectifier la tenue des hommes. La musique prend place en tête. Les fifres et les tambours plats de Prusse réveillent les habitants qui se précipitent aux fenêtres. Ils descendent dans la rue pour suivre le défilé. Les soldats redressent le torse, prennent la cadence.
Il s’agit de montrer aux civils qu’avec l’armée l’ordre est de retour en Allemagne. Que les drapeaux rouges disparaissent, les héros des tranchées ne les supportent pas. Si fatigués soient-ils, les hommes qui défilent dans les rues d’Aix-la-Chapelle ne sont pas des vaincus. Ils rentrent simplement du front, abreuvés de café chaud et de vivats. Quand les survivants de la Garde prussienne défilent à Berlin dans Unter den Linden, ils sont acclamés comme des vainqueurs. On attend avec impatience leurs mitrailleuses pour fusiller les spartakistes.
*
Les poursuivants de l’armée vaincue étaient eux-mêmes exténués, raréfiés par quatre ans de massacres. Pour l’armée française, l’année 1918 était des plus coûteuses : 250 000 morts, contre 145 000 en 1917. Les batailles de Foch, de juillet à novembre, étaient responsables de 531 000 morts, blessés et disparus.
La puissance du feu et la mobilité des combats étaient sans doute les causes de ces chiffres élevés, qui frappaient particulièrement les jeunes classes. Comme en 1914, les poilus étaient morts sur les routes, en gagnant le front, dans les mouvements incessants des unités qui n’avaient pas le temps de creuser des abris et devaient se jeter dans les trous d’obus.
Les marches de retraite et de contre-attaque empêchaient les secours aux blessés, qui mouraient abandonnés sur les lieux des combats, faute de brancardiers et d’ambulances. Les équipes sanitaires se déplaçaient avec la troupe, mangeant froid et couchant en plein air. L’épidémie mortelle de grippe espagnole — que certains, faute d’informations, prenaient pour du choléra — frappait tous les régiments, détruisant l’équivalent de deux divisions, et ajoutait les malades aux blessés.
Le feu des canons et des mitrailleuses était d’une année à l’autre devenu plus meurtrier : 30 000 pièces sur les deux lignes, 130 000 mitrailleuses dans le camp allié, et 3 000 chars. Pendant l’offensive de Foch, les canons tiraient 276 000 obus de 75 par jour, 54 000 de 155 et 3 900 de 220. Jamais la logistique n’avait été à plus rude épreuve, nourrissant un feu d’enfer sur les lignes. Les armes rapprochées du fantassin, crapouillots, Minenwerfer et surtout les grenades, étaient d’une redoutable efficacité, plus que les obus à gaz et les lance-flammes qui cependant multipliaient les victimes inguérissables, atteintes de brûlures et de lésions organiques.
Plus d’un million d’invalides regagneraient leurs familles, inaptes désormais à la vie normale. Les « gueules cassées » étaient les plus impressionnants. Ils symbolisaient, par les blessures atroces de la face, toute l’horreur de la guerre industrielle, qui transformait les hommes en monstres. Les prothèses, les voiturettes, les béquilles, les longues files d’aveugles de guerre peuplaient le décor du retour à la vie civile. De source officielle, 1 397 000 Français avaient trouvé la mort au front, dont 35 300 indigènes d’Afrique du Nord et 36 200 des colonies.
Mais les unités coloniales ou étrangères avaient consenti des efforts sans commune mesure avec leurs effectifs, ayant été constamment engagées dans les offensives les plus dures. L’unité la plus décorée de France, titulaire de la double fourragère de la Légion d’honneur et de la croix de guerre, était le régiment d’infanterie coloniale du Maroc, avec dix citations, ainsi
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