Les Poilus (La France sacrifiée)
transformés en observatoires pour les batteries camouflées de l’artillerie. Des blockhaus de béton accueillent de nouveaux renforts. Les arrières sont capillarisés de voies étroites pour chemins de fer de tranchées, assurant le ravitaillement en munitions.
Quand de Gaulle estime indispensable d’améliorer les lignes françaises, d’« élargir la tranchée de tir de façon à lui donner un mètre de large au fond, faire du talus nord un talus à terre coulante », il formule en réalité des demandes modestes, par rapport à l’effort constant de perfectionnement consenti par l’ennemi. Le lieutenant découvre la précarité des défenses françaises. Des liaisons pratiques, dit-il, doivent être creusées dans le sol entre les différents organes de la ligne de défense, la place d’armes, les nids de mitrailleuses, la tranchée de tir. C’est un programme minimum, qui doit être réalisé d’urgence. À quoi l’état-major a-t-il donc la tête ? Les tranchées ne sont pas faites, comprend le lieutenant, pour attendre la reprise de la guerre de mouvement, elles deviennent insensiblement la guerre elle-même. Il faut donner du corps à cette idée.
Déjà le général de Castelnau avait admis, lors de l’offensive de Lorraine, que la puissance du tir changeait la nature de la guerre. L’artillerie bavaroise qui accablait les Français de ses obus lourds était enterrée, camouflée, hors de portée. Ils creusaient sans cesse des tranchées bien dissimulées pour protéger leurs nids de mitrailleuses. Il fallait employer, disait-il, « des procédés spéciaux se rapprochant de ceux utilisés pour la guerre de siège ».
Lui-même avait organisé la position du Grand-Couronné pour la rendre aussi inexpugnable que la place de Metz, dont l’offensive française n’avait pu s’approcher. Il avait prédit, le temps d’un éclair, l’avènement de cette guerre des tranchées. Les commandants d’armée avaient imité progressivement son exemple, avec une inégale efficacité, dans l’Est d’abord, puis dans le Nord, après la stabilisation du front en Artois et dans les Flandres, ainsi que sur la ligne de l’Aisne. De mois en mois, la ligne du front se rapprochait d’une fortification continue, plus puissante du côté allemand, toujours vulnérable chez les Français, faute de matériaux assez solides. Mais sans doute surtout en raison du désir manifesté par l’état-major de Joffre de reprendre l’offensive dès que la concentration des moyens le rendrait possible.
Les Allemands n’avaient pas cette tentation. Ils avaient une autre guerre à livrer contre les Russes dans l’Est. Ils s’étaient employés en conséquence à rendre le front de l’Ouest rigoureusement inexpugnable, au prix de très importants travaux de terrassement. Comme le remarque Jünger, ils avaient alors été saisis par la « passion du béton ».
Leurs ambitions étaient désormais à l’est. Falkenhayn élargissait le champ d’action de la guerre, la rendait européenne, et non plus franco-allemande. Dès le début de 1915, il avait inversé le plan Schlieffen pour abattre au plus tôt l’armée du tsar, déjà étrillée par Hindenburg à Tannenberg, et contraindre le tsar à la paix séparée.
En février les armées allemandes s’étaient emparées de là Lituanie et de la Pologne russes, pendant que leurs alliés autrichiens avançaient en Galicie. En septembre, elles s’étaient avancées jusqu’à la Berezina. L’entrée en scène de l’Italie aux côtés des Alliés ne les avait pas inquiétées : de février à novembre, les Italiens n’avaient pas réussi à forcer les cols des Alpes, bien tenus par l’artillerie autrichienne.
Le débarquement allié aux Dardanelles, voulu par Churchill qui prétendait échapper au simple et brutal affrontement du front français, d’où la décision ne pouvait plus surgir, n’avait pas davantage inquiété les alliés turcs du Kaiser. Français et Anglais avaient dû rembarquer en novembre pour se replier sur Salonique où ils tenteraient de sauver ce qui restait de l’armée serbe détruite par les Bulgares, les Allemands et les Autrichiens. Pendant toute l’année, l’Allemagne avait fait la guerre à l’est.
Joffre ne songeait qu’à soutenir le tsar en difficulté en lançant une offensive sur son front. Il préparait fébrilement pour 1915 une double offensive en Champagne et en Artois. Il ne considérait donc nullement comme
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