Les Poilus (La France sacrifiée)
mais bien protégées par des ouvrages efficaces. Cruelle injustice des secteurs où les hommes pouvaient croupir dans les trous inondés, ou profiter d’un confort relatif, comme dans la crayeuse Champagne, où l’on creusait à l’aise le sol friable, en jetant sur le fond des tranchées des caillebotis construits avec les arbres des forêts proches.
Force était d’aménager rapidement en face des Allemands des lignes également étalées en profondeur, une première série de tranchées parallèles reliées par des boyaux, et munies de banquettes de tir. Chaque homme muni d’une pelle devait creuser un mètre cinquante de longueur sur un mètre de profondeur. Chaque équipe avait en charge quatre mètres cinquante. En attendant l’arrivée des territoriaux, tous les poilus devaient se mettre à la tâche.
Les lignes étaient en zigzag, pour éviter les tirs d’enfilade des mitrailleuses, car les Allemands à l’attaque transportaient ces engins à dos d’homme et les mettaient en batterie facilement. Des obstacles en terre, les « pare-éclats », ponctuaient les fossés. Des sacs de terre renforçaient les parois du côté de l’ennemi, pour offrir aux tireurs pourvus de viseurs télémétriques une relative sécurité. Les sapes, tranchées en impasse, abritaient les observateurs de l’avant, protégés par des boucliers d’acier contre les balles et les éclats. Des boyaux profonds et étroits reliaient les lignes, et conduisaient à la tranchée principale, au-delà vers l’arrière. Les mitrailleuses étaient en retrait, protégées par des blockhaus en rondins. Les barbelés noyaient les avancées des ouvrages, renforcés par des chevaux de frise, des hérissons de fil de fer. On attachait des boîtes de singe avec des cailloux dans les réseaux pour donner l’alerte en cas d’approche de patrouilles rampantes. Telles quelles, les tranchées françaises protégeaient de leur mieux le poilu, qui avait parfaitement compris la nécessité de s’enterrer.
*
Il revenait à l’âge des cavernes, faisant face aux mêmes ennemis improvisés. Les insectes d’abord, les mouches, attirées par les cadavres de l’été. Elles se collent en grappes aux toits des abris, s’embusquent dans les murs d’argile sèche des Eparges, où sert Genevoix. Impossible de s’en débarrasser, elles se grillent, la nuit, aux flammes des bougies. Leur bourdonnement est « une modulation flexible, jamais rompue ». Les soldats les écrasent en vain, elles reviennent en essaims serrés, « gorgées de graisse, de viande pourrie ». Pour se protéger les cheveux, où les noirs insectes viennent se nicher, les poilus déplient leurs mouchoirs. Mais l’agresseur est tenace, omniprésent, toujours d’attaque de jour et de nuit. Il est là pour rappeler la proximité ignoble de la charogne. Il puise ses forces dans le ventre gonflé des chevaux morts. Son bourdonnement est moralement intolérable : une présence continuelle, musicale, de l’horreur.
Le caporal Croizat, du 272 e régiment, ne supporte pas les mouches. Elles s’agglutinent au-dessus des tinettes de campagne, rarement désinfectées. Seuls les secteurs calmes, non remués par le canon, ont des feuillées de bonne tenue. Partout ailleurs, les obus font éclater des geysers d’immondices, qui s’abattent en grappes sur les caillebotis gorgés d’eau. Comment évacuer les déchets humains ? On ne peut que les enterrer en de vastes fosses où ils polluent les eaux de ruissellement, après des simulacres de désinfection chimique, forcément insuffisants, qui accroissent encore la pollution.
Le caporal s’aperçoit, en retirant la toile de tente étalée sur le sol de la tranchée, qu’elle a été creusée dans un charnier. « Au bout de quelques jours, et le soleil aidant, les mouches nous envahissent, l’appétit a disparu. Les hommes jettent par-dessus le parapet les fayots et le riz au gras. Ils se contentent d’un coup de “gnôle”, et d’un quart de pinard. Ils ont le teint cireux, les yeux cernés. »
Pour les poilus d’Orient, débarqués aux Dardanelles en mars 1915, les mouches sont aussi dans l’environnement du poilu. Aux premières pertes, les cadavres doivent être brûlés pour raison d’hygiène. « Les morts gonflent, à l’étroit dans leur kaki, explique le capitaine des zouaves Canudo, et les mouches surgissent. » Il faut se débarrasser des morts.
Les tranchées d’Orient sont bientôt aussi denses,
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