Les Poilus (La France sacrifiée)
prioritaire la constitution d’un front continu aux fortifications inexpugnables, comparables à celles de Falkenhayn. Les tranchées françaises seraient toujours le résultat d’une improvisation provisoire. Le front allemand une fois percé, elles n’auraient plus de raison d’être. À Poincaré qui lui recommandait de coiffer le soldat français d’un casque, Joffre répondait que cela n’était pas nécessaire : il « tordrait » l’ennemi avant que les casques ne sortent des usines.
Les tranchées allemandes étaient exemplaires : le commandement avait tout fait pour dégager les effectifs nécessaires à l’offensive vers la Russie, pour laisser en France le minimum de troupes, sans pour autant courir le risque d’une percée. Très tôt, il s’était employé sans faiblesse à la construction raisonnée d’une ligne de défense fortifiée, qui n’était plus un simple alignement de fossés. Les Français ne pourraient en mesurer l’efficacité qu’à l’usage, au cours des offensives partielles qui se succéderaient pendant tout le mois de décembre 1914. Le général Blondat, commandant du corps colonial, avait, l’un des premiers, éprouvé la capacité de résistance du front ennemi.
Son attitude, contrairement à celle des Français, est « purement défensive ». Les engagements sont rares, et strictement destinés à s’assurer d’une position tactique. Le général Gérard est surpris le 18 décembre par un assaut sur son front de la Meuse. Six compagnies de chasseurs ont été volatilisées par le violent feu d’artillerie qui précédait l’attaque, de fortes explosions de mines et de Minenwerfer. Les Français ont dû se replier, leur moral miné par l’insuffisance de leur ligne de défense.
Ces attaques par surprise sont rares. Les Allemands ont plutôt perfectionné leur tactique de défense. Ils laissent les assaillants s’approcher jusqu’à leurs réseaux de fils de fer barbelés sans réagir. Quand les sapeurs du génie et les premiers éléments d’infanterie s’empêtrent dans les ronçailles, les mitrailleuses entrent enjeu, tirant à partir « de petits bastions percés de créneaux, parfaitement dissimulés ». Les tranchées ne sont occupées qu’à la dernière minute par des hommes reposés, sortant d’abris profonds, à l’épreuve des canons. Les réseaux de barbelés sont renforcés de « grillages à faisans », treillages très élevés, obstacle infranchissable. Les champ de fils de fer variaient entre dix et trente mètres de profondeur. Des abattis, des fausses tranchées renfermant des fougasses renforçaient encore les défenses. L’artillerie, bien abritée dans les ravins et soigneusement camouflée, tirait à la moindre alerte, sur un front parfaitement repéré. On ne peut espérer, dit Blondat, prendre des ouvrages aussi redoutables que par les procédés lents de la guerre de siège, en progressant jusqu’à l’ennemi par sapes et galeries. Les tranchées allemandes sont presque des fortifications et supérieures dans leur conception à celles des Français.
Pourtant les commandants d’armée de Joffre avaient tout fait pour mettre leurs troupes à l’abri, avec les moyens limités dont ils disposaient. Ceux des Flandres étaient les plus dépourvus, par manque de bois et de pierres dans le sol spongieux, souvent sablonneux. Les fantassins croupissaient encore, en janvier 1915, raconte Marcel Carpentier [37] . Impossible de creuser des boyaux entre les tranchées fréquemment éboulées, au fond garni de boue. Pour les Allemands, plus de paille, des sacs de papiers froissés.
Les hommes se reposaient assis dans des niches, une toile de tente sur la tête. Le poilu des Flandres, « une chape de mouton coupée aux épaules, la pipe aux lèvres, ressemblait plus à un homme des bois qu’à un soldat ». À cinquante mètres, il entendait parler les Allemands, le cul au sec dans leurs abris aux fonds bétonnés, des grands tunnels souterrains creusés à la lueur des lampes de mineurs, en pleine nuit. Le commandement français avait finalement jugé plus expédient, au lieu de couler le ciment dans les tranchées, d’abriter les hommes derrière des murailles de sacs de terre.
Quelle différence avec les belles tranchées vosgiennes, tracées au cordeau à coups de pic et d’explosifs dans le grès dur où les hommes étaient à l’abri des surprises, ou même avec celles des Eparges, pourtant boueuses et sales,
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