Les Poilus (La France sacrifiée)
aussi malsaines que celles de l’Argonne. « Les maladies serpentent, allongent leurs tentacules invisibles et tenaces dans l’air, dans la nourriture, dans l’eau pourrie, dans le sifflement des moustiques, dans le bourdonnement angoissant des mouches énormes, dans la morsure intolérable des puces et des poux. » Comment déployer les fines moustiquaires dans les trous d’ombre, les ravins escarpés sur les flancs de l’Achi Baba?
Pour le territorial du 2 e bataillon de zouaves Jérôme Carcopino, toutes les forces de la nature se conjuguent pour accabler le « darda » (ainsi appelle-t-on le poilu des Dardanelles, le plus souvent recruté en Algérie). Les poussières venues du Nord, poussées par le vent, qui « se mêlaient à nos cheveux, barbouillant nos moustaches », les eaux pleines de germes. Les hommes jaunissent soudain et perdent un kilogramme de poids par jour, frappés de dysenterie. La dengue les accable comme une grippe pernicieuse, les rend hébétés, fiévreux. Le paludisme est le plus redoutable. Il s’installe, s’incruste, revient, ne renonce jamais. Les moustiques responsables de la transmission des virus attaquent en piqué, touchant plus sûrement leur cible que les avions de l’armée turque. Les zouaves et les tirailleurs les redoutent. Ils sont sans protection. 120 000 soldats tomberont malades pendant la campagne d’Orient, dont 40 000 trouveront la mort.
Dans les tranchées de France, puces et poux pullulent. Les soldats en ligne ne se déshabillent pas, quittent à peine leurs godillots. Les insectes prospèrent sur les lits de paille humide, attirés par les détritus. Le soir, à la veillée, on tue les « totos », un par un, sur le crâne du camarade. Les espèces marquées d’une « croix de fer » sont les plus redoutables.
Les Allemands souffrent aussi des poux. Ils organisent au cantonnement des courses de poux, mesurent les parcours des insectes, s’emportent quand ils n’avancent pas en droite ligne et les remettent inlassablement dans la bonne direction. Faut-il se faire tondre ? Certains s’y résignent, donnent la pièce aux coiffeurs reconnus, professionnels dans le civil, qui ne rasent pas gratis. La plupart gardent leur barbe, même les Allemands, pourtant soucieux d’hygiène. On épouille aussi à la chandelle les barbes nourries. Dans les Vosges, où les sources et les torrents sont abondants, les hommes détruisent la vermine en se lavant entièrement à l’arrière, au cantonnement, grâce à un système de douches utilisant les pompes à feu de village. Et les colis contiennent désormais de la « Marie-Rose », la potion magique vantée par la publicité de l’époque.
Les puces sont inévitables. On ne peut s’en débarrasser qu’à l’arrière, en lavant les chemises dans l’eau courante. Certains s’aspergent le torse et les jambes de pétrole, d’autres de vinaigre, pour dissuader les insectes. Mais la puanteur est trop forte. Elle s’ajoute à l’odeur du pain moisi, des graisses rances, de l’urine et du vin renversé. Le front sent mauvais.
Les rats des tranchées sont gorgés de déchets, gras, les yeux luisants, infatigables la nuit. Il faudrait créer des compagnies de chats pour s’en débarrasser. Ils sont friands, le soir venu, des papiers journaux que les dormeurs, pour se tenir au chaud, déploient sur leurs poitrines. Ils grimpent sur les corps allongés, sans retenue. L’intendance finit par payer une prime d’un sou par rat tué, dont on exhibe la queue. Vaine mesure : les rats fourmillent dans les boyaux, ces égouts des premières lignes, insatiables, attirés par la moindre parcelle de nourriture. Des régiments de souris, de mulots les accompagnent, une infinie variété de rongeurs. Quand les sapeurs les débusquent dans leurs trous, ils s’enfuient en sarabandes.
Les Allemands leur dressent des pièges. Ils les traînent derrière eux à grand bruit. Il faut les assommer à coups de trique pour en finir. D’autres reviennent en plus grand nombre. Pour le chasseur à pied français Vandebeuque, du 56 e bataillon, la présence continuelle des rats est une épreuve. « Je passe des nuits terribles, écrit-il. Recouvert totalement par mes couvre-pieds et ma capote, je sens pourtant ces bêtes immondes qui me labourent le corps. Ils sont parfois quinze à vingt sur chacun de nous, et après avoir tout mangé, pain, beurre, chocolat, ils s’en prennent à nos vêtements. »
Du moins ne
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