Les Poilus (La France sacrifiée)
peut ainsi se faire une idée, par le courrier et surtout par les journaux quotidiens écrits par les soldats, non touchés par la censure, de leur état d’esprit.
Fin décembre, le bataillon du fantassin René est au comble de l’impatience. On espère encore, le 1 er janvier, la fin de la guerre pour l’année, mais sans y croire. La paix pour Pâques ? « Notre caractère, écrit-il le 28 décembre, a bien changé. On s’habitue maintenant à tout et on attend. » Environné de hiboux, de corbeaux, de chouettes et de sangliers, le soldat René perd patience quand il entend le curé du village annoncer la paix pour juillet. Qu’en sait-il ?
Le hussard Coudray ne décolère pas. La prolongation de la guerre lui pèse, mais plus encore le mépris des états-majors pour les hommes. On sous-estime gravement leur esprit critique quand on répand au front le Bulletin des Armées de la République, quinze pages d’un «joujou à l’usage des soldats », plein d’erreurs et de vent, « souffleur de gloire ».
On se moque d’eux en les alignant à l’aube, quatre jours de suite, sur les parallèles de départ d’une attaque, indéfiniment remise. Les chasseurs alpins d’Annecy n’apprécient pas ces contrordres, ils n’aiment pas qu’on joue avec leurs nerfs. On les utilise comme du matériel humain, quand on les promène d’un bout à l’autre du front, sans jamais leur dire la raison de ces déplacements. « J’ai toujours aimé, dit Coudray, savoir dans l’armée mon nom, où j’allais, et ce à quoi j’étais destiné. » Après les Flandres et l’Artois, le 11 e bataillon de chasseurs est de retour dans les Vosges, avant un nouveau départ. Il reproche au général Putz, « avec sa moustache à la gauloise », de se complaire à passer en revue les poilus en compagnie de Poincaré, « qui ne badine pas avec le devoir des autres ».
Les combattants venus des départements du Midi sont-ils plus découragés que leurs camarades de l’Est ou du Nord, plus impatients d’en finir ? La masse des témoignages atteste leur lassitude. À l’heure du premier bilan, celui de décembre 1914-janvier 1915 [45] la griserie de la victoire de la Marne est déjà loin. Il est clair que les Allemands ont réussi à fixer le front, englobant dans leur large part dix départements français, et qu’on ne fait rien pour les déloger, faute de moyens. Les manifestations d’enthousiasme sont forcément plus rares dans les lettres écrites parfois au crayon, sur les caisses des tranchées. « Voilà six mois de campagne écoulés, écrit Georges Ripoull, qui nous ont permis de chasser en partie les Boches de notre territoire. Il manque encore une poussée. Il faut la donner et alors nous arriverons à notre but que nous poursuivons. »
Résigné mais patriote, le combattant du Sud-Ouest [46] . Un autre, après « trois mois que les habitations sous terre nous sont familières », estime « qu’il nous faudra encore un hiver pour venir à bout des Allemands », dans l’hypothèse la plus pessimiste. On croit encore que la victoire est proche, dans la poussée de la Marne, qui reprendra dès qu’on aura tourné les obus nécessaires, et que les Russes auront usé la force de résistance allemande à l’est. « Soyez patients », écrit Firmin Bouille à ses parents. C’est lui qui les rassure, qui annonce le « beau jour » de la victoire. Y croit-il lui-même ?
Le fatalisme et la résignation semblent être le lot du plus grand nombre. Il faut faire la part des cas individuels de défaillance et de cafard. Un Louis Caillavès écrit des Vosges, où il s’ennuie : « Il faut le prendre comme c’est, puisque nous ne sommes pas les maîtres… Je crois bien qu’il faudra que Guillaume avec le Président s’empoignent par les cheveux, faute d’hommes. » Dans la plupart des lettres, on relit l’éternelle question : à quand la fin ? Un capitaine s’indigne : « Chez tous nos soldats, zouaves, artilleurs, territoriaux, on trouve une résignation dont je n’aurais pas cru capable l’ouvrier français ; ils vous disent avec conviction que les plus heureux sont ceux qui ont été tués au début de la guerre, ce qui n’empêche qu’ils désirent conserver leur peau, maintenant qu’ils ont supporté les souffrances d’une année de campagne, mais ils se soumettent sans protester à l’inévitable. » L’armée des Vosges se démoralise. Le général Dubail est
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