Les Poilus (La France sacrifiée)
hommes.
Mais lord Kitchener, convaincu que le sort de l’Angleterre se jouait à Calais et à Anvers, levait cinq « armées K » de six divisions chacune et demandait le concours des Dominions. Deux divisions des Indes étaient déjà à pied d’œuvre. Une division canadienne avait pris la mer dès octobre 1914. Les six divisions de l’armée territoriale anglaise étaient mises sur le pied de guerre. On attendait pour janvier 1915 la montée en ligne sur le front français de quinze divisions britanniques pourvues d’artillerie légère et lourde. Cet effectif serait doublé au mois de mai, presque triplé en août. Dès avril 1915, un million trois cent mille Britanniques étaient sous les armes.
Falkenhayn était conscient de l’accroissement progressif de la menace à l’ouest : les Français n’avaient plus les moyens de créer de nouvelles divisions, les nouvelles classes et les renforts venus des dépôts permettaient à peine de recompléter les régiments décimés. Mais ils pouvaient compter sur les divisions K, et peut-être demain sur l’entrée en guerre de l’Italie, effective en mai.
Dès le début de février, l’armée allemande avait pris l’offensive à l’est sur le front des lacs Mazures. Cette bataille d’hiver, dans la tempête de neige, avait permis l’anéantissement rapide d’un corps d’armée russe dans la forêt d’Augustovo. Joffre avait prévu cette offensive, et les clauses de l’alliance russe lui faisaient un devoir, à tout le moins, de fixer le plus possible d’effectifs allemands en prenant lui-même l’offensive à l’Ouest. La brutalité de l’opération allemande des lacs Mazures imposait une opération d’urgence. Les Français n’attaqueraient pas le 15 février pour aider à la victoire des Russes, mais en raison de la menace qui planait sur leur armée très mal dotée en artillerie. Le tsar appelait au secours. N’avait-il pas permis à Joffre de gagner en septembre 1914 la bataille de la Marne en attirant sur son front, par des attaques désespérées, des unités allemandes prélevées à l’ouest ?
La reprise de l’offensive sur le front français est d’autant plus urgente, du point de vue de Joffre, que les gouvernements s’apprêtent à lancer en Orient une expédition contre les Turcs qu’il désapprouve, car elle est de nature à détourner des ports du Nord de gros effectifs anglais. Le premier lord de l’Amirauté Winston Churchill a beau jurer que la marine suffit à emporter les Dardanelles, Kitchener pense déjà à l’engagement inéluctable de l’armée de terre si l’opération est engagée.
Churchill en expose les grandes lignes dès janvier 1915. Il veut mettre au plus tôt Constantinople sous le contrôle des Alliés, et permettre à la marine de ravitailler directement les Russes, de les approvisionner en armes. « Il est difficile, dit alors lord Balfour, d’imaginer une expédition qui donne plus d’espoir. » Le projet est adopté par le gouvernement britannique le 28 janvier. Ni Foch ni le général anglais French ne sont consultés. Quant à Kitchener, il se console en disant : « Si le progrès ne répond pas à l’attente, on pourra arrêter l’attaque. » Joffre a dû détacher bien à contrecœur une division de pieds-noirs de son armée. Il ne veut pas aller au-delà. Toute unité prélevée sur le front de l’Ouest, au moment où il constitue des réserves pour son offensive, lui semble éloignée en pure perte et il le dit au président de la République Poincaré, qui le convoque à l’Élysée avec le ministre des Affaires étrangères Aristide Briand.
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Le milieu politique s’était promis de ne pas peser sur les décisions de l’état-major. Mais le blocage du front en octobre et les lourdes pertes subies pendant les cinq derniers mois de 1914 remuent la France en profondeur, et par suite le Parlement. Le président du Conseil Viviani n’est pas insensible à l’émotion du pays engagé dans une guerre longue. « Je ne crois pas au succès des offensives en cours, dit-il à Poincaré au début de janvier. Notre commandement n’a aucun plan stratégique. »
Briand est le plus sceptique : entré au gouvernement après les premières défaites, le 26 août, il est vice-président du Conseil et garde des Sceaux. Il supplée volontiers Delcassé, ministre des Affaires étrangères prestigieux, mais âgé, et ne partage pas les vues du ministre de la Guerre Millerand,
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