Les Poilus (La France sacrifiée)
inutiles où les a lancés l’état-major [44] . « Le temps, dit-il, commence à nous sembler long depuis notre repos » (après la bataille des Flandres, très éprouvante pour la cavalerie). « Maintenant le front est immobilisé sur huit cents kilomètres, et pour des mois et des années. »
Quand il apprend le « grand succès » des Russes à Lodz le 28 novembre, il se demande pourquoi Joffre ne tente pas de pousser de nouveau les armées. Mais les attaques menées dans les Flandres n’aboutissent pas. « Cette guerre derrière les tranchées est odieuse. » Les cavaliers s’y ennuient, rêvent de permissions. Il n’en est pas question et Joffre a rappelé sévèrement à l’ordre les officiers qui faisaient venir leurs femmes à l’arrière du front. Le général Allenou énumère les parents et amis tués au combat. Il évoque le moral de l’arrière, pas brillant à Tarbes où les annonces de décès des soldats pleuvent sinistrement. Il déplore qu’on ne lui fournisse pas de bêches en assez grand nombre pour perfectionner les défenses : une pour quatre cavaliers. La guerre lui semble tramer en longueur, sans qu’on en voie l’issue.
Il faut croire que les chefs tiennent à relever le moral affaibli des troupes, car ils rapportent des anecdotes stimulantes et significatives. Le général de Maud’huy cite à la popote des chefs une lettre censurée où un artilleur affirmait que « les zouaves en avaient assez ». Il le fit savoir aux intéressés qui, aussitôt, ont cherché à « faire un mauvais sort au coupable ». Depuis lors, affirmait le général, « les zouaves sont enragés et brûlent de se battre ». Louis Allenou n’est pas sûr que les troupes employées à l’attaque inutile et mal préparée de Nieuport aient gardé leur moral. Il approuve le général Buyer qui a dit en face à Mitry, initiateur de l’affaire : « Je suis responsable de la vie de mes hommes et je ne les ferai pas tuer sans utilité. » Il critique l’opération du village de Saint-Georges, qui ne pouvait mener à rien. Il campe Joffre, dont Le Figaro écrit pourtant que la mère de ce franc-maçon était du tertiaire de Saint-François et qu’il se serait lui-même converti en un personnage lourd et pesant « qui n’a rien d’entraînant ». Il souhaite qu’il réussisse, mais il a peine à le croire.
*
Si les généraux ont des doutes, que peuvent penser les soldats ? Le fantassin René, du 309 e de Chaumont, est en tranchée dans les bois des Vosges, sous la neige et dans la boue. Il ne se plaint pas de sa condition, enviable par rapport aux camarades appelés dans le Nord. Mais ses camarades trouvent la guerre longue. « Il paraît, dit-il le 27 novembre, que nous ne sommes qu’au commencement, cela devient désespérant. » Le temps gris lui donne de la mélancolie, il s’ennuie, lit les journaux pour se tenir informé de la guerre, mais constate qu’on lui « bourre le crâne ». Aussi rédige-t-il avec ses camarades un journal de tranchée, L’Écho des marmites.
Au début de décembre 1914, il croit encore être de retour à Paris pour la fin mars. Un camarade de Clichy l’assure qu’il y a des troubles à l’arrière et que « certains manifestent leur impatience ». Dans les lettres reçues — très irrégulièrement — au front, les familles affirment qu’elles en ont « plein le dos ». Il s’indigne quand un poilu lit une lettre où on lui annonce l’arrivée des Canadiens sur le front à l’automne prochain, comme si la guerre devait durer jusque-là.
Ces lettres sont l’oxygène du poilu, le seul lien qui subsiste avec les familles. Elles sont délivrées avec des retards qui peuvent être d’un mois, en général de dix jours. Le commandement se rend compte que l’irrégularité du courrier est déplorable pour le moral. Une réforme des postes aux armées est entreprise à la fin de 1914. On recrute en grand nombre du personnel pour le tri, des femmes, des étudiants comme le jeune Gaston Bachelard. Car le courrier est entièrement trié à Paris et réparti au front par le système des secteurs postaux numérotés. Les délais deviennent raisonnables : trois jours pour une lettre venant du Midi. Sur la longueur de la ligne du iront, les vaguemestres sont attendus avec impatience. Ils repartent avec des sacs de lettres et de cartes postales rédigées par les poilus, aujourd’hui précieux témoignages de leur vie au front. On
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