Les Poilus (La France sacrifiée)
pour l’arrière, écrit Gabriel Chevalier [47] , une correspondance pleine de mensonges convenus, de mensonges qui “font bien”. Nous leur racontons leur guerre, celle qui leur donnera satisfaction, et nous gardons la nôtre secrète. » Ainsi Céline, pour séduire une infirmière américaine éprise d’héroïsme, arborera à l’hôpital sa médaille militaire, gardant secrètement au cœur cette rancœur de la guerre qu’il partageait avec ses camarades.
La solidarité du front englobe les officiers de terrain, aussi boueux que les hommes, tués les premiers aux assauts. Elle exclut les gens d’état-major, les planqués de l’arrière immédiat, même s’ils se rendent quelquefois aux tranchées où ils font aménager des observatoires bien protégés pour les parlementaires et ministres. Même réaction chez les Allemands. Ludwig Renn raconte la visite à son unité d’un général inspecteur. Sa voiture arrive au cantonnement « en ronflant ». Il la quitte pour monter, maladroitement, la sueur au front, sur un gros cheval gris. La compagnie présente un exercice de combat. Mais le cheval du lieutenant s’emballe, poursuit un âne qui tourne autour de son piquet. Dans l’hilarité générale, le maladroit est délivré par un officier de hussards. Singulier spectacle pour un inspecteur prussien. La troupe n’a nullement songé à garder son sérieux devant cet incident ridicule. À quoi bon ? Le lieutenant ignore l’équitation, mais il est des leurs, un homme d’argile et de boue. Le général ne peut pas comprendre cette familiarité du soldat pour ses chefs directs.
La prétention des cadres à vouloir maintenir la discipline extérieure, multiplier au repos les exercices inutiles, accabler les hommes de défilés devant les « huiles » donne au poilu une réputation de râleur, ou de grognard. Pour les généraux patriotes, il « grogne » mais il marche. S’il marche, c’est qu’il n’est pas moins patriote que les chefs, mais qu’il l’est autrement. Il n’a pas les yeux fixés sur la victoire radieuse sur l’Allemagne et la libération de l’Alsace et de la Lorraine. Il garde en souvenir les villages brûlés, les champs abandonnés, les troupeaux à l’encan. Il pense à cette terre française martyrisée, accueillant les corps de tant de camarades tués qui ne doivent pas être morts pour rien. Il est prêt à répondre présent quand on lui demandera, en février 1915, un « dernier coup de collier » pour chasser l’ennemi de la terre française, et faire cesser la guerre. Ce sentiment fait l’unité du front.
4 LES HÉCATOMBES DE 1915
Pendant cent jours, en 1915, les poilus des tranchées ne connaissent pas de repos. Ils sont constamment conviés, au coup de sifflet des capitaines, à quitter les parallèles de départ pour se faire tuer devant les lignes ennemies infranchissables.
La première offensive commence en Champagne, avec des attaques secondaires en Artois le 15 février pour se terminer le 18 mars. Elle a seulement pour résultat une avance limitée de deux à trois kilomètres. La deuxième, du 9 mai au 18 juin, porte principalement sur les lignes de l’Artois et se traduit par une progression de quatre kilomètres. La troisième, d’automne, de nouveau en Champagne, pousse les hommes sur un front élargi de trente-cinq kilomètres à une petite lieue de leurs parallèles de départ. Enfin la quatrième, synchronisée avec la précédente, du 25 septembre au 11 octobre, aligne les Franco-Britanniques en Artois pour les faire avancer, au prix de lourdes pertes, de deux kilomètres seulement. Vingt-cinq corps d’armée français ont été décimés, épuisés, dans ces opérations successives. Pourquoi cette obstination à lancer des attaques meurtrières qui ont causé 390 000 morts français, anglais, belges et allemands ? Par quel étrange aveuglement l’état-major a-t-il persisté dans l’erreur ?
Il croit pouvoir l’emporter, malgré les lourdes pertes de 1915, parce que Falkenhayn, qui a perdu cinq corps d’armée dans la bataille de l’Yser, est en mesure d’engager quatre nouveaux corps de formation récente, en partie retirés du front de l’Ouest, contre l’armée russe. Joffre compte aussi sur le renforcement croissant de l’armée anglaise, qui devrait pouvoir tenir seule le front du Nord. Le corps expéditionnaire combattant sur la Marne et plus tard dans la bataille des Flandres ne comptait que 230 000
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