Les Poilus (La France sacrifiée)
envoyé par Joffre en inspection. Ce vieil officier s’indigne, assistant à la rentrée d’un bataillon, tambour battant, dans Belfort, que « les compagnies de queue conservent à peine la cadence ». La baisse du moral est compréhensible : à la 115 e brigade, au Sudelkopf, il n’y avait d’abris dans les lignes que pour une compagnie et non pour cinq. Les hommes restaient exposés aux intempéries sans aucune protection, sans qu’on songeât à construire des abris immédiats dans les bois. La dépression physique des soldats touchait même les cadres. Le général Dubail ne reconnaît pas « la fière allure de la 14 e division d’autrefois ». Pour sûr, elle vient d’hiverner dans la montagne, ayant perdu les meilleurs des siens.
*
Si les hommes s’habituent aux tranchées, c’est qu’ils comprennent que la vigilance en secteur permet de survivre, d’arrêter l’ennemi aux moindres frais. Mais ils ne veulent pas qu’on les critique sur leurs tenues ou sur le relâchement de la discipline au repos. Le front n’est pas une ligne perdue dans le désert des bois. Si les soldats sont coupés de leur famille et de la France de l’intérieur, le front n’est pas une file ininterrompue et immobile de combattants sans cesse enfouis dans la glaise. Les bataillons occupent en alternance les tranchées, puis les positions de réserve, enfin les cantonnements de repos.
S’ils acceptent de mauvaise grâce les « reprises en main » souvent tracassières des sous-officiers, les marches et exercices qui doivent leur permettre de rentrer en campagne, certains d’entre eux saisissent au vol les moyens de quitter le front pour s’inscrire à l’instruction des armes spéciales, pour participer à un stage de sous-officiers, pour changer d’arme comme Roland Dorgelès, mitrailleur au front dans l’infanterie et bientôt volontaire pour l’aviation.
Le front lui-même reste habité de civils peu désireux d’abandonner les fermes et les villages. Les cantonnements sont souvent à proximité d’une ville où les poilus peuvent se distraire. Genevoix va se faire raser par un barbier de Verdun, où il prend, avec ses camarades, un plantureux repas dans le seul bon restaurant de la ville. Ceux de l’armée d’Alsace fréquentent les beuglants de Belfort, où les filles sont nombreuses.
La vision de l’arrière immédiat n’est pas toujours réjouissante. Honoré Coudray s’indigne de ce qu’il découvre à Gérardmer. Cette oasis de luxe est devenue l’un des grands centres de ravitaillement de l’armée, « le rendez-vous de tous les dandys embusqués, depuis le secrétaire du secrétaire jusqu’à l’infirmière-major, en passant par toutes les nuances et dignités d’état-major mâles et femelles. Et tout ce monde-là s’en donne à cœur joie, vit largement, à grandes guides ». Scandale pour le poilu que ces commerçants qui tirent profit de tout, qui « plument sur le seuil de la porte » le troupier naïf. Scandale, dans le Pas-de-Calais, que la ville d’Aire-sur-la-Lys qui « regorge d’embusqués ». Après quelques beuveries, et la rencontre furtive des femmes de l’arrière, les poilus regagnent le cantonnement la tristesse au cœur, sûrs d’être incompris ou exploités. La camaraderie du front se nourrit de ce sentiment de solitude partagée, d’isolement dans la guerre de l’homme primitif, qui doit de nouveau affronter les rats et les poux.
Lucidité du poilu. Il ne faut plus le bercer d’illusions, ni l’abreuver de bobards. 11 rejette déjà avec force les nouvelles qui viennent de l’arrière, avec beaucoup de retard. Quand le soldat René lit dans les journaux du cantonnement que les Russes ont remporté de grandes victoires, il hausse les épaules : deux semaines plus tard, il faut convenir qu’il n’en est rien. Un camarade bourguignon l’assure le 4 février qu’au recrutement de Dijon « les régiments se sont livrés à certaines manifestations ». On annonce l’arrivée des renforts des dépôts. Ils marcheront comme les autres, se dit-il. Il ne croit pas que les Allemands manquent de tout, qu’ils sont au bord de l’épuisement. Pas davantage qu’ils aient offert la paix. Il ne fait pas le tri des bobards et des informations sûres. Il n’en a pas les moyens.
Peut-il dire ce qu’il pense ? Il l’exprime dans ces journaux quotidiennement rédigés dans les cagnas et les abris. Moins dans les lettres : « Nous rédigeons
Weitere Kostenlose Bücher