Les proies de l'officier
et vice-roi d’Italie. C’était maintenant au tour de cette force de pénétrer en territoire russe. Les régiments, impatients, se pressaient les uns les autres, comprimant les rangs de ceux qui, devant eux, allaient forcément toujours trop lentement. Les fantassins traitaient les montures des cavaliers de « chevaux éclopés », de « carnes fatiguées » et de « viande tout juste bonne pour la boucherie », ce à quoi les chasseurs à cheval rétorquaient que les bataillons n’étaient que des « mille-pattes sans cervelle » et les fantassins des « grandes gueules sur courtes pattes ». Margont, juché sur une colline, ne distinguait qu’une masse grouillante d’êtres humains. Cette dense colonne sombre parsemée de multiples lueurs scintillantes dues aux reflets du soleil sur les fusils rayait les étendues verdoyantes et la bande bleue du fleuve. Le 84 e régiment d’infanterie de ligne, dans les rangs duquel servait Margont, n’avait pas encore traversé et s’étiolait sous la chaleur. Puisque son tour ne viendrait pas avant un moment, les hommes avaient été autorisés à prendre quelques aises. Ils avaient rompu les rangs, disposé leurs fusils en faisceaux et ôté leurs havresacs avant de s’éparpiller. On s’était un moment disputé les rares coins d’ombre sous les arbres. Maintenant, les pragmatiques somnolaient tandis que les idéalistes se lançaient dans des débats enflammés sur la campagne.
Margont s’essuya le front du revers de la main. Le soleil lui donnait mal à la tête et il déplorait de n’avoir pas le droit d’ôter son shako, ce couvre-chef cylindrique si pesant. Cette campagne représentait beaucoup pour lui. Il n’était pas un adepte inconditionnel des choix de l’Empereur. Il estimait que Napoléon s’était laissé griser par ses innombrables succès. Pire, les guerres visant autrefois à la défense nationale, à la sauvegarde des idéaux de la Révolution et à la libération des peuples du joug des vieilles monarchies viraient aux conquêtes impérialistes. Mais il admirait le génie de cet homme, ce stratège qui avait remporté tant de victoires improbables, voire... impossibles. Napoléon, en battant l’Autriche, la Prusse et bien d’autres pays, avait sauvé les fruits de la Révolution : l’abolition des privilèges, la Constitution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont, surtout, ce passage qui sonnait si bien aux oreilles comme aux esprits : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui [...]. » La guerre entre la France et la Russie avait été déclenchée par la décision du Tsar de ne plus appliquer le blocus continental imposé par Napoléon, blocus destiné à ruiner l’Angleterre pour l’obliger à demander la paix. Mais Margont n’était pas naïf. Il savait qu’une autre des raisons de ce conflit était que l’Europe était trop petite pour deux empereurs aussi puissants. Lui s’apprêtait à participer à cette guerre pour d’autres raisons (quoique, même s’il n’en avait trouvé aucune, il aurait bien été obligé de la faire quand même...). Doté d’un esprit républicain, citoyen et libéral, il rêvait de voir s’écrouler toutes les monarchies pour laisser la place à des républiques qui s’épanouiraient comme des fleurs recouvrant un champ de gravats et de fumier. Son opinion avait la clarté manichéenne et agressive des opinions de jeunesse bien qu’il eût déjà trente-deux ans. Il était cependant conscient de l’ironie de cette situation qui, pour faire triompher la cause républicaine, lui faisait servir un empereur républicain de plus en plus impérialiste. La réalité a ceci de désagréable qu’elle vient toujours contrer nos idéaux avec ses contradictions, ses déceptions et son ironie. Mais Margont pensait qu’en réalité, c’était bien Napoléon qui était le jouet de la Révolution et non l’inverse. Car les soldats français apportaient avec eux des idées de liberté et d’égalité ; or celles-ci s’implantaient durablement dans les esprits.
Un aide de camp dévala une colline au galop, renversant au passage un faisceau, et fit halte devant un groupe. Trois fantassins se retournèrent et pointèrent leur doigt dans la direction de Margont. Le cavalier se lança sur ce nouveau cap. Arrivé devant Margont, il tira sur les rênes et fit exécuter une volte à son cheval pour
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