Les proies de l'officier
plus et que vous cherchez désespérément un moyen de vous délester de cette tâche.
Margont tapotait distraitement la garde de son épée.
— Si c’est un capitaine, passe encore, Votre Altesse. Mais s’il est plus gradé...
— Aucune arrestation ! Qu’il s’agisse d’un capitaine ou d’un chef de bataillon – je n’ose regarder plus haut –, vous ne prenez aucune initiative. Pas de folie ou c’est le peloton d’exécution !
— Je crois Votre Altesse sur parole.
— Vous me ferez votre rapport dans le plus grand secret et je prendrai les mesures qui s’imposeront.
Le prince Eugène inspira lentement, ce que Margont interpréta comme un artifice destiné à mettre en valeur les propos qui allaient suivre.
— Capitaine, avez-vous imaginé un seul instant ce qui se passerait si la rumeur venait à se répandre qu’un officier français est un forcené qui torture les femmes, un boucher massacreur de Polonaises ? Tous les régiments dénonceraient leurs propres capitaines, leurs chefs de bataillon, leurs majors, leurs colonels... Des compagnies entières refuseraient d’obéir aux ordres de celui qu’elles prendraient pour l’assassin. Mais il y a pire encore. La victime était polonaise et d’origine allemande. Vous imaginez sans mal la réaction des dizaines de milliers de Polonais, d’Allemands de la Confédération du Rhin, de Prussiens et d’Autrichiens qui participent à cette campagne. Les Prussiens et les Autrichiens nous aiment déjà peu, il suffirait d’un rien pour enflammer les esprits. Il y aurait des discordes, des désertions... Cette affaire, montée en épingle par des agitateurs, des espions, des ennemis de la France, pourrait déséquilibrer le subtil échafaudage diplomatique édifié par l’Empereur.
Le prince se leva et se mit à tourner autour des deux chaises.
— Vous étiez à la bataille d’Auerstaedt.
— C’est exact, Votre...
Le vice-roi l’interrompit d’un geste sec de la main.
— Évidemment que c’est exact, je me suis renseigné sur vous, figurez-vous. À Iéna et à Auerstaedt, nous avons pulvérisé ces maudits Prussiens et leurs alliés saxons. Et aujourd’hui, ils sont à nos côtés, ils viennent se battre avec nous contre les Russes !
Le prince écarta les bras en signe d’impuissance.
— Ah, les miracles de la diplomatie ! Je ne m’y ferai jamais, même si je pratique aussi cette religion. Bref, une rumeur telle que « Les officiers français assassinent et mutilent les femmes allemandes » – car de « un officier » on passera à tous les officiers et la Polonaise deviendra tour à tour Allemande pour les Allemands, Prussienne pour les Prussiens, Autrichienne, Saxonne... – est largement suffisante pour ranimer les braises qui sommeillent dans les coeurs de ceux qui ont perdu un frère, un cousin, un ami ou un bras à Iéna, en Italie, à Wagram...
Le prince continuait à tourner en rond, encore et encore, comme si ce cercle était devenu ce problème auquel il ne parvenait pas à trouver de solution.
— Quand l’Empereur a appris cette affaire, il est entré dans une colère... Il s’est mis à tancer mon messager en corse !
Le vice-roi s’arrêta net. Il était perdu dans ses pensées et fixait les arabesques tourmentées du tapis.
— Et les populations civiles russes ! s’exclama-t-il soudain en redressant la tête. Comment les rallier à notre cause ou du moins les empêcher de trop nuire à nos arrières ? « Voilà les massacreurs de femmes qui arrivent ! »... Des pillards ! On va nous prendre pour des pillards, oui ! Et l’Empereur ! Il sera à nouveau fou de rage, c’est certain... Et les Allemands...
Ses propos étaient de plus en plus décousus. Des pensées agitées par les courants de son inquiétude. Margont eut l’impression que le prince lui cachait quelque chose. C’était un sentiment diffus qui se nourrissait de petits riens : un regard fuyant, une accélération du débit comme si Eugène avait voulu s’empresser de convaincre, une expression perplexe, des lèvres qui avaient ébauché une phrase pour se clore aussitôt... Cela dura quelques instants puis le prince retrouva une attitude très assurée.
— Capitaine, vous allez me démasquer cet homme !
Eugène avait assené ces mots avec une fermeté cinglante. S’il avait hésité à livrer un élément supplémentaire, il avait finalement décidé de le garder pour lui.
— Pour l’instant, il
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