Les proies de l'officier
le mater. Son uniforme était trempé de sueur. Ses grosses joues et son faciès arrondi conféraient à son visage une forme de pêche, une pêche qui laissait s’écouler tout son jus. Des mèches de cheveux blonds étaient collées sur son front. L’Alsace ou la Normandie devait déjà lui manquer... Il exécuta un salut pressé en réponse à celui de Margont et demanda d’une voix pleine d’espoir :
— Êtes-vous le capitaine Margont, du 84 e ?
— C’est exact.
— Dans ce cas, je vous prie de bien vouloir me suivre sans plus attendre.
— Puis-je savoir pourquoi ?
— Non. Ce sont les ordres.
Ce genre de phrase avait le don d’exaspérer Margont. Et il détestait plus encore ce qu’il allait répondre.
— Je vous suis.
Les deux hommes s’élancèrent au galop. Margont tourna la tête pour emporter le Niémen dans ses pensées. De toute façon, il le reverrait sous peu. Il aurait même le plaisir de l’entendre s’écouler sous ses pieds.
*
* *
Margont exécuta en sens inverse le chemin qu’il avait parcouru la veille. Il atteignit bientôt la 15 e division, la division Pino, composée d’Italiens, qui constituait l’arrière-garde du 4 e corps. On reconnaissait aisément les Italiens à leur habit vert ou blanc et vert alors que le bleu sombre régnait dans l’infanterie française. Après une chevauchée qui paraît toujours trop longue quand on ignore où elle vous mène et pourquoi elle vous y mène, l’aide de camp arrêta sa monture non loin d’une tente. Celle-ci était assez vaste pour qu’une douzaine d’hommes puissent y dormir. Son toit était à quatre pentes et sa toile rayée de blanc et de bleu. Six soldats à l’habit vert la gardaient : des grenadiers de la Garde royale italienne, coiffés d’énormes bonnets à poils noirs surmontés d’un plumet rouge, et des gardes d’honneur aux casques dorés à chenille noire et plumet blanc. Un très haut personnage se trouvait là. Un instant plus tard, un grenadier annonça Margont et ce dernier pénétra sous la tente.
2.
Margont se retrouva face au prince Eugène et se figea aussitôt au garde-à-vous. Le prince l’invita à s’asseoir d’un geste de la main. Deux chaises probablement dénichées dans une ferme voisine avaient été installées au centre de la tente. Comme il était impensable qu’un prince s’asseye sur un siège identique à celui de l’un de ses subordonnés, les gardes d’honneur avaient dépensé des trésors d’imagination. L’une des chaises, agrémentée d’un coussin ouvragé, avait été disposée sur une estrade ornée d’un somptueux tapis turc aux lacis rouges, dorés et bruns. L’ensemble formait un trône peu convaincant. Le reste du mobilier était sobre : un sofa faisant office de lit, une malle et une grande carte de l’Europe déroulée sur une table à tréteaux. L’Empire et ses alliés la recouvraient entièrement à l’exception de trois pays : le Portugal, l’Angleterre et l’immense Russie.
Le prince Eugène avait trente et un ans. L’ovale de son visage empâté semblait étiré vers le haut en raison de son front largement dégagé. Sa chevelure châtain, légèrement indisciplinée, atténuait un peu le solennel de son habit au col surchargé de broderies dorées, aux épaulettes volumineuses et aux décorations colorées. Sa tenue ne parvenait cependant pas à le vieillir et beaucoup ne voyaient en lui qu’un homme trop jeune placé trop vite trop haut. On le disait gai en permanence. C’était faux. Il détaillait Margont avec acuité : son visage avenant, ses pommettes légèrement saillantes et sa cicatrice sur la joue gauche. Cette balafre lui conférait une allure martiale qui brisait le coeur des Prussiennes, car ce genre de stigmate était particulièrement estimé à Berlin. Ses yeux bleus et ses cheveux clairs lui donnaient un petit air nordique alors qu’il était originaire du Sud-Est de la France. Le prince repoussa l’estrade du bout de sa botte, saisit sa chaise et l’installa face à celle de Margont.
— Au diable tous ces protocoles ridicules, nous sommes en guerre. Je vais être direct.
« Magnifique », pensa Margont. Cependant Eugène hésitait encore. Sa voix se voulait ferme, mais son visage trahissait l’inquiétude.
— J’ai une mission secrète de la plus haute importance à confier. Mais je ne connais personne qui puisse l’accomplir avec célérité, brio et discrétion. On vous a
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