Les proies de l'officier
n’y a aucune rumeur. Il faut préciser que j’ai pris mille précautions. C’est l’aubergiste chez lequel logeait la victime, un dénommé Maroveski, qui a découvert le corps. Je l’ai fait arrêter. Il est détenu dans une ferme isolée. Officiellement, il a volé un officier. Ses geôliers ne parlent que l’italien, donc il ne peut rien leur raconter. À la vue du cadavre, ce Maroveski a prévenu un piquet de soldats en faction. Ceux-ci ont aussitôt alerté un capitaine de garde. Ce dernier, totalement dépassé par la situation, a averti mon état-major. J’ai fait interroger ces témoins par l’un des capitaines de ma Garde royale. Ils ne lui ont rien appris. La sentinelle se trouvait loin de l’assassin, il faisait nuit et la scène n’a duré que quelques secondes. Tout ce qu’elle a noté, c’est que cet homme mesure entre un mètre soixante-dix et un mètre quatre-vingt-cinq. Un témoignage remarquable de précision en vérité !
« Plus que cinq cents suspects », pensa Margont.
— Les soldats qui ont gardé les lieux jusqu’à l’arrivée de mes grenadiers, ce capitaine de garde et cette sentinelle, tous ont été mutés dès l’aube en Espagne.
Margont réprima un accès de colère.
— Mais il fallait absolument que j’interroge personnellement ces hommes, Votre Altesse !
— Eh bien vous vous passerez de ce qu’ils auraient pu vous dire ! Je devais tuer la rumeur dans l’oeuf. Ils sont en route pour Vieja Lamarsota, Vieja Lamarora... Bref, traduisez qu’ils sont en route pour « Vieja la va au diable » !
— Je suis au regret d’annoncer à Votre Altesse que je refuse de mener cette enquête.
Le prince eut un air narquois qui défiait Margont de persévérer dans cette voie.
— Parce que vous croyez qu’il est encore temps pour vous de prendre le chemin de Vieja la je ne sais quoi ? Vous, si vous me refusez votre soutien, ce n’est pas la route de l’Espagne que vous prendrez, mais celle du muret le plus proche !
Le vice-roi d’Italie s’interrompit. Le silence de Margont lui confirma qu’il pouvait poursuivre.
— Lorsque l’un de mes aides de camp, le général Triaire, a donné l’ordre d’aller vous chercher, il a fait croire à un messager qu’il désirait vous annoncer lui-même la mort de votre frère.
— Je n’ai pas de frère.
— Eh bien maintenant, vous en aviez un. Le chef de bataillon Henri Margont, tué dans une embuscade sur la route de Madrid voici quelques jours. Encore la bande de guérilleros du fameux Mina. Votre frère était un grand ami du général Triaire, d’où votre convocation. Mes plus sincères condoléances.
— Mes amis savent que je n’ai pas de frère alors s’ils entendent dire que...
— Faites comme Triaire : brodez !
Le prince s’assit enfin. Il semblait impatient de chasser ce capitaine qui allait l’alléger en grande partie de ce fardeau.
— Bref, mes grenadiers gardent l’hôtelier et la chambre de cette pauvre femme, le corps a été enterré...
Margont leva les yeux au ciel.
— Le corps a été enterré ! répéta le prince d’un ton sans appel. Tout ce que quelques soldats et les habitants de Tresno savent, c’est qu’une femme a été assassinée. On ignore qu’un officier est en cause et que la victime a été retrouvée dans un état effroyable. Maintenant, j’écoute vos questions.
— Pourquoi ne pas confier cette affaire à la prévôté puisque...
— Impossible ! Il y aurait forcément des fuites. Cette enquête ne doit pas être menée par une foule de personnes, il me faut un seul limier qui n’aura de comptes à rendre qu’à moi-même. Les fuites engendreraient la rumeur que je crains presque autant que les Russes. Par ailleurs, elles risqueraient de parvenir aux oreilles de l’assassin qui apprendrait ainsi que nous savons qu’il est officier. Nous perdrions notre seul atout.
Margont devina une troisième raison. Il était sous les ordres du prince Eugène. Il ne possédait aucun autre interlocuteur dans cette affaire. Or s’aliéner le prince pouvait lui coûter extrêmement cher. À l’inverse, un enquêteur de la prévôté aurait eu à rendre des comptes à sa propre hiérarchie. En choisissant Margont, le prince s’assurait le contrôle absolu de l’enquête. Il aurait toute latitude pour statuer sur le sort du coupable si celui-ci était démasqué. Et si ce dernier était un officier supérieur, serait-il équitablement jugé et
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