Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
Vom Netzwerk:
radicalement. Ces tournures d'esprit qui rapportent
toujours tout à notre intérêt matériel, qui font chercher partout
du profit ou des remèdes, et qui feraient regarder avec
indifférence toute la nature si l'on se portait toujours bien,
n'ont jamais été les miennes. Je me sens là-dessus tout à rebours
des autres hommes : tout ce qui tient au sentiment de mes
besoins attriste et gâte mes pensées, et jamais je n'ai trouvé de
vrai charme aux plaisirs de l'esprit qu'en perdant tout à fait de
vue l'intérêt de mon corps. Ainsi quand même je croirais à la
médecine, quand même ses remèdes seraient agréables, je trouverais
jamais à m'en occuper ces délices que donne une contemplation pure
et désintéressée et mon âme ne saurait s'exalter et planer sur la
nature, tant que je la sens tenir aux liens de mon corps.
D'ailleurs sans avoir eu jamais grande constance à la médecine,
j'en ai eu beaucoup à des médecins que j'estimais, que j'aimais, et
à qui je laissais gouverner ma carcasse avec pleine autorité.
Quinze ans d'expérience m'ont instruit à mes dépens ; rentré
maintenant sous les seules lois de la nature, j'ai repris par elle
ma première santé. Quand les médecins n'auraient point contre moi
d'autres griefs, qui pourrait s'étonner de leur haine ? Je
suis la preuve vivante de la vanité de tout art et de l'inutilité
de leurs soins. Non, rien de personnel, rien qui tienne à l'intérêt
de mon corps ne peut occuper vraiment mon âme. Je médite, je ne
rêve jamais plus délicieusement que quand je m'oublie moi-même. Je
sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour
ainsi dire dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature
entière. Tant que les hommes furent mes frères, je me faisais des
projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours
relatifs au tout je ne pouvais être heureux que de la félicité
publique, et jamais l'idée d'un bonheur particulier n'a touché mon
coeur que quand j'ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma
misère. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ;
alors, me réfugiant chez la mère commune, j'ai cherché dans ses
bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu
solitaire, ou comme ils disent, insociable et misanthrope, parce
que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des
méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine. Forcé de
m'abstenir de penser, de peur de penser à mes malheurs malgré moi,
forcé de contenir les restes d'une imagination riante mais
languissante, que tant d'angoisses pourraient effaroucher à la
fin ; forcé de tâcher d'oublier les hommes, qui m'accablent
d'ignominie et d'outrages de peur que l'indignation ne m'aigrît
enfin contre eux, je ne puis cependant me concentrer tout entier en
moi-même, parce que mon âme expansive cherche malgré que j'en aie à
étendre ses sentiments et son existence sur d'autres êtres, et je
ne puis plus comme autrefois me jeter tête baissée dans ce vaste
océan de la nature, parce que mes facultés affaiblies et relâchées
ne trouvent plus d'objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma
portée pour s'y attacher fortement et que je ne me sens plus assez
de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases. Mes
idées ne sont presque plus que des sensations, et la sphère de mon
entendement ne passe pas les objets dont je suis immédiatement
entouré.
    Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n'imaginant plus,
pensant encore moins, et cependant doué d'un tempérament vif qui
m'éloigne de l'apathie languissante et mélancolique, je commençai
de m'occuper, de tout ce qui m'entourait, et par un instinct fort
naturel je donnai la préférence aux objets les plus agréables. Le
règne minéral n'a rien en soi d'aimable et d'attrayant ; ses
richesses enfermées dans le sein de la terre semblent avoir été
éloignées des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidité.
Elles sont là comme en réserve pour servir un jour de supplément
aux véritables richesses qui sont plus à sa portée et dont il perd
le goût à mesure qu'il se corrompt. Alors il faut qu'il appelle
l'industrie, la peine et le travail au secours de ses
misères ; il fouille les entrailles de la terre, il va
chercher dans son centre aux risques de sa vie et aux dépens de sa
santé des biens imaginaires à la place des biens réels qu'elle lui
offrait d'elle-même quand il savait en

Weitere Kostenlose Bücher